Page images
PDF
EPUB

Cependant, malgré les critiques de Clément, ou plutôt à cause de ces mêmes critiques, la traduction nouvelle des Géorgiques plaçoit son auteur, dans l'opinion publique, au premier rang de nos poëtes français. La Harpe en parloit avec les plus grands éloges dans le Mercure; et Voltaire écrivoit à l'académie française: «< Rempli de la lecture des Géorgi«ques de M. Delille, je sens tout le prix de la « difficulté si heureusement surmontée; et je « pense qu'on ne pouvait faire plus d'honneur « à Virgile et à la nation. Le poëme des Sai« sons, et la traduction des Géorgiques me pa<< raissent les deux meilleurs poëmes qui aient « honoré la France, après l'Art poétique. — Le petit serpent de Dijon (Clément) s'est cassé les (( dents à force de mordre les deux meilleures <«limes que nous ayons.-Je pense, messieurs, qu'il est digne de vous de récompenser les ta<«<lents en les fesant triompher de l'envie.— «M. Delille ne sait point quelle liberté je prends avec vous; je desire même qu'il l'i« gnore, etc. — 4 mars 1772. »

[ocr errors]
[ocr errors]

reux, il y a quelques années : on ne remarqua, dans le premier, que l'excès de confiance avec laquelle il critiquoit son devancier, et substituoit, sans façon, ses vers aux siens; dans le second, que l'affectation ridicule de ne pas même faire mention de Delille.

Peu de temps après, Delille fut en effet nommé à l'académie française ('); mais, sur le motif allégué de la trop grande jeunesse du poëte(), quoiqu'il eût alors trente-quatre ans, le roi ne crut pas devoir confirmer l'élection pour le moment. Delille fut élu de nouveau deux ans après, et Louis XV se plut alors à réparer par des témoignages particuliers de sa bienveillance, ce que le refus avoit eu de désobligeant.

Delille succédoit à La Condamine (3). Ce fut une bonne fortune pour le récipiendaire d'avoir à suivre l'intrépide voyageur dans ses courses aventureuses; de franchir avec lui les Cordilières du Pérou, à travers quatre cents lieues de chemins impraticables; de descendre la fameuse rivière des Amazones; et de trouver à chaque pas, dans la vie toute poétique d'un héros presque fabuleux pour nous, quoique notre contemporain, de nouvelles mœurs, des sites nouveaux à peindre, ou des dangers nouveaux à décrire. L'auteur se trouvoit là dans son véritable élément; aussi l'effet de ce

(') Le 7 mai 1772, avec M. Suard, à la place de MM. Bignon et Duclos.

(2) « Trop jeune! s'écrioit à ce sujet un prélat ami de Delille: il a près de deux mille ans ; il est de l'âge de Virgile. (3) Il fut reçu et prononça son discours le 11 juillet 1774.

[ocr errors]

brillant morceau fut-il prodigieux sur l'assemblée nombreuse qui l'écoutoit; on croyoit entendre déja, dans l'orateur, le poëte de l'Imagination.

Le nouvel académicien n'étoit encore que professeur de Troisième; et La Harpe trouvoit assez ridicule qu'un académicien français dictât des thèmes à des enfants; il lui tardoit de le voir secouer enfin la poussière collégiale ('). L'un de ses plus honorables confrères dans l'université, M. Le Beau, dont les muses latines garderont long-temps le souvenir, lui en fournit peu de temps après l'occasion, en le faisant appeler au collège de France, où il ouvrit et soutint avec tant d'éclat son cours de poésie latine.

Le grand succès des Géorgiques avoit décidé pour toujours la vocation de Delille, et déterminé la direction de son talent vers le genre descriptif, qu'il a singulièrement étendu, mais dont on a quelquefois abusé depuis. Quelques vers du poëme qui venoit d'associer si honorablement son nom à celui de Virgile(1),

(1) Corresp., tom. I, pag. 137.

(2) Géorg. IV, v. 116 et suiv.

Atque equidem, extremo ni jam sub fine laborum

Vela traham, etc.

Si mon vaisseau, long-temps égaré loin du bord, etc.

lui donnèrent l'idée première de celui des Jardins, ouvrage qu'il n'a jamais surpassé, quant aux ornements de détail et à la poésie du style. Conçu d'abord sous le titre assez vague de la Nature champêtre, ce joli paysage étoit connu long-temps avant sa publication, soit par les lectures de l'auteur à l'académie française, soit par celles dont il charmoit les cercles les plus distingués de la cour et de la ville. Il en avoit lu les deux premiers chants à la réception de M. de Malesherbes (16 février 1775); et voici le jugement qu'en porta dès-lors La Harpe, ami de Delille, et partisan déclaré de son talent: «L'abbé Delille a lu deux chants d'un « poëme sur la Nature champêtre; ouvrage « dont les idées sont un peu usées, mais plein << de détails charmants ('). »

[ocr errors]

Il ajoute un peu plus loin : « Vous trouve<< rez dans ce poëme une couleur plus aimable, plus douce, quoique moins pure que celle << que vous avez pu remarquer dans les Géor«giques (2). »

L'ouvrage parut enfin en 1783. Il étoit annoncé avec trop de bienveillance, attendu avec trop d'empressement, pour n'être pas jugé avec trop de sévérité. Mais si les juges

(1) Corresp., tom. I, let. XII. (2) Corresp., tom. I, let. xiv.

éclairés et sans passion s'accordèrent pour condamner les défauts du poëme, ils se réunirent aussi pour proclamer hautement que les deux derniers chants devoient être comptés parmi les meilleurs morceaux de poésie descriptive que nous ayons dans notre langue ('). Ce qu'on reprocha le plus durement à l'auteur, fut de n'avoir décrit que les parcs des rois ou des grands seigneurs, et de n'avoir chanté les jardins de luxe et de pur agrément, sans dire un mot de ceux que l'on cultive pour leur utilité. Rivarol, dans une satire assez piquante, mais qui pouvoit être plus ingénieuse (2), chargea le chou et le navet de la vengeance du potager. La satire réussit auprès de ce malin public qui aime les bons vers, mais qui aime aussi

que

quelquefois que l'on se moque de ceux qui en

font. Rivarol finissoit par prédire que nous verrions, tôt ou tard,

Tomber cet esprit de collège,

De ses dieux potagers déserteur sacrilege.
Sa gloire passera : les navets resteront.

Les navets sont restés; mais la gloire poétique de Delille a triomphé de ces vaines attaques, et ne passera vraisemblablement, qu'avec celle de Racine et de Boileau. Le chantre des

(1) La Harpe, Corresp., tom. III, pag. 392.

(2) Elle parut sous le nom du comte Barruel-Beauvert.

« PreviousContinue »