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Si tout redit le nom des héros de Calais;

Nous en devons l'exemple à ces mêmes Anglais,
Qui, plus reconnoissants encor que nous ne sommes,
A côté de leurs rois inhument leurs grands hommes:
Tant des peuples entre eux le commerce a de prix !

N'outrons rien cependant : je vois avec mépris
Un vain déclamateur, qui, par un zéle extrême,
Ayant raison, a tort, et rend faux le vrai même ;
Qui, ne haïssant rien, n'aimant rien à moitié,
Approuve sans réserve, ou blâme sans pitié.
Il est des nations que perdroient les voyages.
Un peuple vertueux qui vit sous des lois sages,
Mais qui, par l'indigence au travail excité,
Doit ses âpres vertus à la nécessité;
Qui, graces aux rigueurs de la sage nature,
A des antiques mœurs conservé la droiture ;
Que lui peuvent offrir des peuples étrangers?
Des écueils séduisants et de brillants dangers.
Dans leur luxe trompeur il croit voir l'abondance,
Et, pour monter trop haut, il tombe en décadence.
Tel, de nos grands seigneurs rival présomptueux,
Se ruine un bourgeois, sottement fastueux.
Que ce peuple aime donc ce modeste héritage :
Puisqu'il a des vertus, que veut-il davantage?

Telle Sparte, jadis, le chef-d'œuvre des lois,
De qui la pauvreté faisoit trembler les rois,
Fuyant la cour de Suse et l'école d'Athènes,
Les trésors de Xercès et l'art de Démosthènes,

Comme une île qui sort du noir gouffre des mers,
Vit le luxe autour d'elle inonder l'univers.

O vous, qui l'imitez! nations Helvétiques,
Parlez: pourquoi craint-on pour vos vertus antiques?
Faut-il le demander? Ennuyés d'être heureux,
Vous désertez vos champs pour nos murs dangereux.
Venez-vous, dédaignant des biens inestimables,
Échanger vos vertus pour nos vices aimables?
Aux portes des palais vous veillez chez nos grands :
Hélas! en chassez-vous les chagrins dévorants?
Fuyez donc ces palais; allez dans vos campagnes,
Revoir vos simples toits et vos chastes compagnes.
Vous n'y trouverez pas nos esprits petillants,
Nos ennuyeux plaisirs, nos spectacles brillants;
Mais des époux constants, des épouses fidéles,
Mais des fils dignes d'eux, des filles dignes d'elles;
Des hommes, dont les bras savent encore agir,
Des femmes, dont les fronts savent encor rougir.
Ah! bien loin de venir chercher notre licence,
C'est nous que doit chez vous appeler l'innocence.
Oui, pour
d'austères mœurs s'ils sont pernicieux,
Des voyages, pour nous, les fruits sont précieux.
Nous
pouvons y gagner, et n'avons rien à craindre.
D'ailleurs, nos arts sans eux pourroient enfin s'éteindre.
Puisque nous n'avons pas le charme des vertus,
Gardons au moins celui qui l'imite le plus ;
Privés de la nature, ayons-en l'apparence,
Et n'allons
pas au vice ajouter l'ignorance.

Mais nul à voyager n'a de plus justes droits,
Que des peuples soumis à de barbares lois :
Soit ceux où des tyrans oppriment des esclaves;
Où le respect contraint languit chargé d'entraves;
Où la loi sait punir, jamais récompenser;
Pour se faire obéir, défend d'oser penser,
Tyrannise les corps, et dégrade les ames,

Fait des esprits rampants, produit des cœurs infames;
Et, changeant les mortels en de vils animaux,
Les rend et malheureux et dignes de leurs maux :
Soit ceux où, détruisant un utile équilibre,
Un peuple turbulent se croit un peuple libre,
Compte son insolence au nombre de ses droits,
Brave ses magistrats, ou méconnoît ses rois ;
Et, n'ayant aucun frein qui puisse le contraindre,
Parce qu'il ne craint rien, fait qu'il a tout à craindre:
Soit ceux enfin qu'on voit, à peine encor naissants,
Essayer, mais en vain, leurs ressorts impuissants;
Et dont le foible corps, pour recevoir une ame,
Des talents étrangers doit emprunter la flamme.

Tels Lycurgue et Solon, heureux législateurs,
Chez cent peuples d'abord savants contemplateurs,
D'après les nations dès long-temps florissantes
Dessinèrent le plan de leurs cités naissantes;

Et surent transporter dans leurs nouveaux remparts,
L'un toutes les vertus, et l'autre tous les arts.

Mais quoi! pour te prouver ce qu'on doit aux voyages, Me faut-il donc fouiller dans la nuit des vieux âges?

Dans des temps plus voisins veux-tu voir leurs effets?
Vois tout un peuple au Nord créé par leurs bienfaits (').
Là, d'horribles frimas toujours environnée,

Couverte de glaçons, de neige couronnée,
Et d'un deuil éternel effrayant les regards,

La nature hideuse effarouchoit les arts.
Chefs-d'œuvre du ciseau, charme de la peinture,
De l'art brillant des vers agréable imposture,
Danse voluptueuse, accords mélodieux,
Vous n'osiez approcher ces climats odieux!
Loin d'eux, et les beaux-arts, et les travaux utiles :
L'esprit étoit inculte et les champs infertiles;

Le commerce fuyoit ce séjour désolé :

Ce vil ramas d'humains languissoit isolé ;

Et, chassant dans les bois, ou dormant sous ses huttes,
N'avoit que la dépouille et que l'instinct des brutes;
L'art même des combats n'existoit pas pour eux:
Le Russe, né féroce, et non pas valeureux,
Farouche dans la paix, impuissant dans la guerre,
Ne savoit ni charmer, ni subjuguer la terre;
Et les lois, l'enchaînant aux foyers paternels,
Rendoient son ignorance et ses maux éternels.

Enfin Pierre paroît; il voit ce coin du monde
Dormir enseveli dans une nuit profonde
De dix siècles de honte il prétend le venger;
Et c'est en le quittant, qu'il prétend le changer.

(1) La Russie.

O prodige! un grand roi quitte le rang suprême;

Et, dans son noble exil, plus grand qu'en sa cour même, Pour moissonner les arts dans cent pays divers,

Auguste voyageur, étonne l'univers;

Dans le palais des rois, sous l'humble toit du sage,
Fait de l'art de régner le noble apprentissage,
Dévore tout chef-d'oeuvre offert à ses transports,
Parcourt les ateliers, interroge les ports,

Et des arts, recueillis dans ses courses immenses,
Rapporte au fond du Nord les fertiles semences.
Tout change: dans ces lieux, embellis à sa voix,
La nature a souri pour la première fois ;
Il subjugue les champs, les ondes, les rivages,
Et ses propres sujets, mille fois plus sauvages.
Je vois creuser des ports, bâtir des arsenaux ;
Les fleuves étonnés sont joints par
des canaux;
Les marais sont couverts de moissons jaunissantes;

Les déserts sont peuplés de villes florissantes ;
Des talents cultivés la fleur s'épanouit,

Et des vieilles erreurs l'amas s'évanouit.

Tels, dans ces mêmes lieux qu'un long hiver assiége, D'affreux rochers de glace et de vieux monts de neige, S'ils sentent du soleil les rayons pénétrants,

Dans les champs rajeunis vont se perdre en torrents.

Peuple heureux! le jour luit: tremblez qu'il ne s'éteigne! Que dis-je? Ai-je oublié que Catherine régne?

Faite pour tout créer, ou pour tout embellir,

Pour tracer un plan vaste, ou bien pour le remplir,

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