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REMARQUES

SUR LE LIVRE TROISIÈME.

Ce chant paroît inférieur aux deux premiers. Le Père éternel n'y parle pas toujours avec la noblesse et la majesté qui lui conviennent; ses discours sont trop longs: la dignité n'est jamais prolixe. De plus, il se justifie: ce qui est peu convenable au caractère de la toute-puissance. Du reste, on a mal à propos critiqué ce qu'il a dit sur la liberté accordée à l'homme, liberté sans laquelle le poëme manqueroit absolument de vraisemblance. Il faut que l'homme soit libre pour être coupable, comme il faut qu'il soit coupable pour être puni. On ne peut faire le même reproche aux discours du Fils; en général, ils sont écrits de la manière la plus noble et la plus intéressante; son dévouement vraiment divin est préparé avec beaucoup d'adresse. Il faut une grande victime au courroux de l'Être suprême; aucune des puissances célestes n'ose se charger de l'expiation: c'est au milieu du refus et du silence de tous les habitants du ciel, que le fils de Dieu se présente pour holocauste; le mystère de l'incarnation est exprimé dans son discours d'une manière sublime.

L'invocation à la lumière est justement célèbre : elle est écrite d'une manière admirable; l'imagination de Milton y a déployé toute sa magnificence; mais ce qui en fait le principal intérêt, ce sont les plaintes touchantes qu'il fait de sa cécité: il exprime ses regrets de la manière la plus attendrissante. Le rapport malheureux que le traducteur a ici avec son auteur, a peut-être ajouté au plaisir et à la facilité

avec lesquels il a transporté ce morceau de la langue anglaise dans la nôtre. Addison remarque qu'aucun poëte épique, avant Milton, n'avoit osé parler de lui; mais il a pardonné cette innovation, en faveur de la beauté de ce passage.

Jamais il n'y eut entre un poëte et son sujet plus d'analogie qu'on n'en trouve entre celui du Paradis perdu et le génie de Milton. Il étoit né pour le sublime: après avoir peint d'une manière admirable les horreurs et les tourments de l'enfer, il passe avec facilité à la peinture du ciel et du bonheur dont il est l'asile.

Un des plus beaux morceaux de ce chant est celui où les anges célèbrent, par des cantiques, le dévouement du fils de Dieu; il est plein de verve, de force, et de chaleur.

L'auteur continue de peindre, de la manière la plus poétique, le voyage de Satan, qu'il conduit jusqu'aux limites du chaos, sur les frontières du nouveau monde; l'intérêt s'accroît de toutes les difficultés et de tous les obstacles qu'il rencontre dans sa route. C'est avec raison qu'on a critiqué le Paradis des Fous; Milton n'a point ici les honneurs de l'invention, et cette idée convenoit beaucoup mieux au poëme héroï-comique de l'Arioste, dont il est emprunté. Milton, pour se l'approprier, n'a fait que le transporter de la lune dans un autre globe: c'est faire trop peu de frais d'imagination; mais il n'a pu résister au plaisir d'y placer les moines, et toutes les cérémonies de l'église catholique. J'ai eu plus d'une raison de ne pas me charger de la traduction entière de ce morceau, foiblement écrit, et l'un des plus médiocres de l'ouvrage (*).

(*) Si médiocre en effet, que le célèbre Bentley ne balance pas, dans son édition critique du Paradis perdu, à regarder cet étrange morceau comme absolument indigne de Milton. Il n'y retrouve rien de son esprit ni de son jugement ordinaire: There's nothing either of his spirit or judgment seen in it; et il en conclut que c'est une interpolation de quelque éditeur maladroit ou malveillant : An insertion by his editor. Mais nous avons sous les yeux

Milton est plus heureux dans la situation qu'il a choisie à Satan, pour voir de là les merveilles du nouveau monde et de la création.

Je ne puis finir ce chant sans observer l'adresse avec laquelle Satan, le prince des ténèbres, se fait instruire par un ange de lumière de la route qu'il doit tenir pour arriver au bocage d'Éden, où il se propose de tenter le premier homme.

On peut voir, par cette analise, que ce chant, comme

l'édition préparée par Milton lui-même, et publiée peu de temps après sa mort, et ce morceau s'y trouve tout entier; il n'est pas, d'ailleurs, plus bizarre que plusieurs autres inventions du poëte, dans ce même ouvrage. Ainsi, sous le rapport du goût, comme sous celui de convenances beaucoup plus graves, Delille fit très bien de le remplacer, dans sa traduction, par d'autres chimères, qui ne blessent, du moins, aucune décence sociale. Pour que le lecteur puisse mieux apprécier encore les motifs qui déterminèrent le poëte français à supprimer ce passage, nous le donnerons ici, littéralement traduit par M. Mosneron.

« Ce même lieu reçut encore une foule d'êtres, qu'il seroit trop long de nommer. Tout ce vil ramas de moines, de pèlerins vagabonds, de fourbes de toutes couleurs, dont les pas égarés vont chercher dans un tombeau le Dieu qui vit au haut des cieux ; et ces dévots tardifs, qui, près de leur dernier moment, s'enveloppent de la robe de Dominique ou de François, persuadés qu'ainsi déguisés, ils se glisseront dans le paradis: ils passent les sept planètes, ils passent les étoiles fixes, ils traversent la sphère crystalline qui se balance sur elles par un mouvement de trépidation; ils percent enfin au-delà du premier mobile. Déja ils ont abordé saint Pierre, qui, placé près du guichet des cieux, semble les attendre, les clefs à la main; déja ils touchent les marches de l'enceinte sacrée, et lèvent le pied pour y monter, quand tout-à-coup un tourbillon, soufflant brusquement de chaque côté, les jette à la renverse; ils tombent à dix mille lieues de profondeur; alors vous eussiez vu robes, capuchons, sandales, bulles, dispenses, chapelets, indulgences, jouet léger des vents, pirouetter dans les airs, avec leurs insensés porteurs ; ils sont tous précipités sur un des côtés du monde, dans un vaste limbe, appelé depuis le Paradis des fous, lieu qui pour lors désert, et sans chemin tracé, fut dans la suite inconnu de si peu de gens. »

Louis Bacine n'est ni moins fidèle, ni moins exact, dans sa traduction en prose du Paradis perdu. (Voyez le tome III de ses œuvres, p. 232.)

(Note du nouvel éditeur.)

je l'ai dit plus haut, est inférieur aux deux premiers; mais il renferme de grandes beautés: et ces beautés, peut-être, sont d'un genre plus neuf et plus hardi que celles que j'ai remarquées dans les chants précédents.

FIN DU TOME I DU PARADIS PERDU.

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