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Les inculpés de faits qui ne sont passibles que d'un emprisonnement de deux ans et plus doivent, en général, obtenir la liberté provisoire. Lorsque la loi a accordé la liberté de droit aux inculpés de la catégorie immédiatement inférieure, elle reconnaissait les titres de la classe la plus voisine à un traitement non point identique, mais le plus favorable après celui-là; car la peine de ces deux classes d'inculpés est la même et ne diffère que par sa durée, la qualification des faits est identique et ils sont soumis aux mêmes juges. Si le législateur a résisté à la pro-position d'étendre à tous les inculpés de délits cette liberté de droit, c'est uniquement parce qu'il apercevait des cas qu'il fallait excepter et qu'il a reculé devant la difficulté de les énumérer. Il était en effet difficile de préciser ces exceptions, et celles mêmes qui sont incontestées, par exemple, si le titre de la prévention est un vol, si l'agent est un saisi en flagrant délit, s'il est reconnu pour un repris de justice, pouvaient créer des inconvénients en élevant des obstacles absolus à l'élargissement. Il faut tenir simplement qu'en matière de délits dont la peine est supérieure à deux ans, et nous croyons que c'est l'esprit de la loi, la liberté provisoire doit être la règle et la détention l'exception.

Les inculpés de faits passibles des peines de la réclusion, de la détention, du bannissement et de la dégradation civique, ne présentent pas des conditions aussi favorables. Ils ne sont séparés que par un degré des inculpés de délits graves et la pénalité les confond souvent les uns avec les autres. Néanmoins le juge doit peser ici avec une plus grande sollicitude les mobiles de leur conduite présumée. Il faut mettre en ligne de compte, d'un côté, les liens du domicile, les affections de famille, les intérêts du travail ou des affaires, les misères d'un exil incessamment menacé par les recherches de la police judiciaire ou par les réquisitions de l'extradition, enfin les chances favorables du jugement et la perte du cautionnement, s'il en a été versé; et d'un autre côté, les souffrances causées par l'humiliation de la condamnation et par le mal de la peine. Oh! sans doute ces souffrances sont graves et redoutables; mais, si cruelles qu'elles soient, porteront-elles l'inculpé à fuir sa famille, à déserter son domicile, à rompre son état, à abandonner ses habitudes et ses ressources, à s'exposer à toutes les agonies d'une vie nomade? Non, car il est dans la nature de l'homme ou d'espérer l'atténuation d'un mal redouté, ou de se résigner à un mal inévitable, surtout s'il a la conscience qu'il l'a mérité. Il y a donc lieu, dans cette seconde hypothèse, d'examiner les titres de chaque inculpé à la liberté, ou, en d'autres termes, les garanties qu'il présente à la justice. La présomption favorable résulte, non du fait lui-même, mais de la position personnelle de l'inculpé.

Enfin, les inculpés de faits passibles soit des travaux forcés à temps, soit d'une peine perpétuelle, soit de la peine capitale, ne doivent pas, en général, profiter de la disposition de la loi. Nous avons déjà dit qu'il ne fallait pas poser de règle absolue. Même dans les préventions de crimes passibles de l'une de ces peines, il peut arriver ou que les indices soient légers et incertains, ou que la criminalité des faits soit contestable, comme lorsqu'un homicide ou des blessures ont été commis dans une rixe ou dans un duel, ou que le crime ait une cause d'excuse ou de justification, comme la provocation, la contrainte, la démence, la légitime défense, ou enfin que l'inculpé donne la certitude de sa représentation en justice. Dans toutes ces circonstances, quelle que soit l'inculpation, la liberté provisoire peut assurément être accordée, si l'instruction se concilie avec cette mesure, et il ne faut pas perdre de vue d'ailleurs que, en matière de crime, la liberté provisoire expire à l'arrêt de mise en accusation et que jusque-là le prévenu peut espérer un non-lieu. Mais en dehors de ces motifs, il est à craindre, en présence de préventions aussi graves, que la liberté laissée à l'inculpé n'assure sa fuite. Il n'y a plus de rapport entre la puissance du lien et la puissance de l'intérêt qui pousse à le briser. La condamnation est plus redoutable que toutes les privations que la fuite entraîne, que toutes les angoisses qu'il traverse dans son refuge. Et puis il s'agit de faits qui supposent une criminalité telle que l'état de liberté semble difficilement pouvoir s'étendre jusque-là. Ici nous serions donc disposé, sans y attacher toutefois un sens trop général, à renverser notre première proposition et à dire que la détention doit être la règle et la liberté l'exception.

1993. Enfin, en matière de crime, la liberté provisoire a un terme qui a été marqué par la loi. L'article 126 est ainsi conçu : « L'inculpė renvoyé devant la cour d'assises sera mis en état d'ar

restation en vertu de l'ordonnance de prise de corps contenue dans l'arrêt de la chambre des mises en accusation, nonobstant la mise en liberté provisoire. » L'exposé des motifs explique ainsi cette disposition : « Le gouvernement a pensé qu'il ne convenait pas qu'un homme accusé d'un crime fût laissé libre jusqu'au jour du jugement. La conscience publique s'étonnerait à bon droit de cette liberté trop prolongée. Mais il a semblé que son terme naturel, assigné par la prudence et par la règle, devait être dans l'ordonnance de prise de corps de la chambre d'accusation. A ce moment, en effet, l'arrêt de cette chambre élève contre l'accusé un préjugé si grave qu'il serait téméraire de lui laisser le choix d'attendre son jugement ou de s'y dérober. » Il est à regretter que la loi n'ait pas repris un amendement proposé dans la discussion de la loi du 4 avril 1855 et qui avait pour objet de permettre à la chambre d'accusation, en décernant l'ordonnance de prise de corps, d'en suspendre l'exécution jusqu'au huitième jour qui précéderait l'ouverture des assises. Ce n'était là qu'une faculté conforme par conséquent au système de la loi, et qui eût permis de rendre plus efficace la disposition qu'elle a édictée en faveur des inculpés de crimes. Il y a lieu de remarquer, en effet, que l'article 126, en faisant cesser la liberté provisoire à l'ordonnance de prise de corps, soumet tous les accusés à la détention depuis cette ordonnance jusqu'à l'audience de la cour d'assises, et ainsi qu'on le verra plus loin, jusqu'au rejet du pourvoi ou jusqu'à l'arrêt qui statue après cassation sur le renvoi, de sorte que cette détention préventive, qui pourra s'étendre à plusieurs mois, réduit le bienfait de l'élargissement facultatif à la durée de l'instruction

écrite.

L'article 126 permet-il du moins aux accusés qui n'ont encouru qu'une peine correctionnelle, soit par l'admission des circonstances atténuantes, soit parce que les circonstances aggravantes ont été écartées, de réclamer leur mise en liberté pendant l'instance du pourvoi? Il paraît difficile de l'admettre. Il n'y a plus de liberté provisoire, aux termes de cet article, après l'ordonnance de prise de corps, et l'effet de cette ordonnance n'a point cessé; il se prolonge jusqu'à ce que l'arrêt de condamnation soit devenu définitif. Est-il possible d'en annuler l'application au cas où la cour d'assises n'a prononcé qu'une peine correctionnelle, où le fait n'a pris au débat que le caractère d'un délit? on aperçoit bien la raison d'équité qui ne veut pas que l'accusé qui n'a commis qu'un délit ou qu'un fait qui n'a que la valeur d'un délit subisse une forme rigoureuse réservée aux accusés de crimes; mais on cherche vainement un texte où rattacher cette distinction. L'article 126 plane avec ses termes absolus sur toute la procédure postérieure à l'ordonnance de prise de corps; et l'on ne voit pas d'ailleurs comment les liens de cette ordonnance pourraient être relâchés, puisque l'article 116, qui explique et confirme le sens de l'article 126, n'a point placé la cour d'assises parmi les juridictions qui peuvent statuer sur la liberté provisoire. A la vérité, l'article 121 semble prévoir le cas où la demande serait formée par un prévenu ou par un accusé; mais ce mot laissé là sans doute par inadvertance ne paraît pas suffisant pour ébranler un texte formel.

1994. La disposition la plus importante de la loi du 14 juillet 1865 est celle qui, en toute matière, autorise le juge à ordonner que l'inculpé sera mis provisoirement en liberté, à la seule condition de prendre l'engagement de se représenter à tous les actes de la procédure. Nous avions dit antérieurement : « Il est regrettable que le législateur n'ait pas autorisé dans les cas les plus favorables la liberté provisoire même sans caution. On trouve cette institution dans la loi romaine, dans notre ancien droit et dans la plupart des législations modernes. Il y a des circonstances où la position sociale du prévenu, la minimité du délit, la nature des faits, permettent sans aucun péril pour la justice de le laisser en liberté sous la simple promesse de se représenter. Pourquoi exiger alors une caution si cette garantie n'est pas nécessaire? Pourquoi charger la liberté provisoire de conditions onéreuses dont on peut se passer? Le cautionnement, tel qu'il est en général appliqué, suppose des ressources pécuniaires, du crédit, de l'aisance. Ce sont les personnes riches qui jouissent de son bénéfice, les pauvres en profitent peu. Ne serait-il pas possible, pour établir l'égalité dans la mise en liberté provisoire, de déclarer le cautionnement facultatif et d'attribuer au juge le droit de dispenser le prévenu de toute caution lorsqu'il trouve des garanties suffisantes dans sa position personnelle, son domicile, sa profession, ses antécédents, enfin dans la nature même du fait qui lui est imputé 1? » La loi nouvelle a réalisé cette pensée.

Elle vivait déjà au surplus dans notre législation. L'article 131 du Code en avait fait une première application, mais plus timide que l'ancien droit, il l'avait restreint aux délits qui n'entraînent pas la peine de l'emprisonnement. Quelques lois spéciales avaient été plus loin: l'article 9 de la loi du 7 juin 1848, sur les attroupements, portait : « La mise en liberté provisoire pourra toujours être accordée avec ou sans caution. » L'article 18 de la loi du 28 juillet 1848, sur les clubs, portait également : « La liberté provisoire pourra dans tous les cas être accordée avec ou sans caution. »

Mais ce qui n'avait été introduit dans notre législation qu'à titre d'exception est devenu une règle générale. L'article 94 porte: « Dans le cours de l'instruction, il (le juge) pourra, sur les conclusions conformes du procureur impérial, et quelle que soit la nature de l'inculpation, donner mainlevée de tout mandat de dépôt ou d'arrêt, à la charge par l'inculpé de se représenter à tous les actes de la procédure et pour l'exécution du jugement, aussitôt qu'il en sera requis. » L'article 113 ajoute: « En toute matière, le juge d'instruction pourra, sur la demande de l'inculpé et sur les conclusions du procureur impérial, ordonner que l'inculpé sera provisoirement mis en liberté, à charge par celui-ci de prendre l'engagement de se représenter à tous les actes de la procédure et pour l'exécution du jugement aussitôt qu'il en sera requis. »

Cette mise en liberté pure et simple, qui reproduit l'ancienne caution juratoire, n'est qu'une conséquence de la nécessité des choses. Si la détention préalable, à raison de la position de l'inculpé, de sa moralité reconnue, ou du caractère des faits incriminés, n'est indispensable ni à la sûreté publique, ni à l'instruction, le cautionnement, qui n'est, on le verra tout à l'heure, que l'équivalent de la détention, est inutile. Comment, en effet, la garantie d'une caution serait-elle nécessaire si la garantie de la détention ne l'est pas? Pourquoi substituer cette caution à la détention là où il n'y a pas lieu de détenir? Or, il faut reconnaître qu'il y a des cas, et ces cas sont nombreux, où l'inculpé peut demeurer libre sans aucun péril, ni pour l'ordre, ni pour la 1 Première édition, tom. V, p. 863.

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