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tatif qu'elle a osé le faire aussi large; c'est parce qu'elle tenait en réserve une infranchissable barrière, la volonté du juge, qu'elle a ouvert toutes les portes. On lit dans l'exposé des motifs : « La liberté d'appréciation laissée au juge est la donnée fondamentale du projet. La justice ou l'opportunité de la détention préalable ne sera jamais qu'une question de fait à décider dans chaque espèce par des considérations particulières, c'est le domaine du juge. On peut se fier à sa discrétion et à ses lumières, à l'amour du devoir, au sentiment de la responsabilité. »

Il nous semble que ce principe, vrai dans une certaine mesure, a été posé dans des termes trop absolus. Il est exact de dire, et nous l'avons déjà reconnu (no 1930), que la nécessité ou l'inutilité de la liberté provisoire est subordonnée dans chaque poursuite à une appréciation de fait qui est du domaine du juge. Le juge seul peut vérifier la position de l'inculpé, la solidité des liens qui l'attachent au foyer, à la famille, à sa profession, la gravité des indices qui rendent plus ou moins périlleuse pour lui sa comparution en justice. Mais, à côté de cette considération, il en est une autre qui n'appartient pas avec autant d'évidence au pouvoir judiciaire: c'est l'appréciation du droit social, des cas où il y a nécessité de faire fléchir le droit individuel, de la mesure dans laquelle la double garantie de la détention et de la liberté doit être pesée et appliquée, des causes générales qui exigent l'une ou qui légitiment l'autre. Est-ce que la loi doit abandonner ces grands intérêts à tous les hasards d'une opinion qui ne se fonde que sur les faits de chaque espèce? Le juge ne voit que les avantages et les convenances de la poursuite, il ne voit que sa responsabilité engagée et l'intérêt de la justice remis entre ses mains. Mais est-ce que sa pensée se portera sur le droit qui se débat dans cette poursuite et sur la légitimité des restrictions qu'il va y apporter? Est-ce qu'il se préoccupera de rechercher les conditions du droit de la justice, lorsque ce droit lui est livré sans condition? Investi d'un pouvoir discrétionnaire et ne trouvant dans la loi ni règle ni direction, l'application qu'il en fera ne dépendra-t-elle pas de ses idées personnelles, de son caractère, de la manière dont il comprend son devoir, de ses études plus ou moins étendues, de ses habitudes judiciaires? Ainsi cette application, qui ne trouve aucun frein, peut devenir une question de jurisprudence, le résultat d'une idée systématique, d'une pratique plus ou moins éclairée, d'une humeur plus ou moins difficile; et qui assurera que sur tous les points du territoire les juges d'instruction auront le même système, les mêmes vues théoriques et les mêmes lumières? Qui assurera que, dans tel ressort, la détention préalable ne sera pas rigoureusement maintenue et dans tel autre presque entièrement abolie? L'incertitude et l'inégalité, les solutions les plus contradictoires seront donc la conséquence de ce pouvoir facultatif et personnel abandonné à la conscience et à la responsabilité morale des magistrats? Or quand il s'agit de détention et de liberté, ne faut-il pas une mesure égale, ne faut-il pas une règle uniforme? Ne faut-il pas que la responsabilité pèse à la fois sur le juge et sur la loi, et que la loi, qui garde les droits de l'État et ceux de l'individu, trace avec fermeté le cercle dans lequel le juge doit contenir les uns et les autres? Il n'était pas, nous le croyons, impossible d'établir quelques règles qui auraient dirigé le juge à travers les diverses catégories d'inculpés et lui auraient indiqué les cas où une présomption favorable peut être invoquée et les cas où elle ne peut l'être. Il n'était pas impossible de définir l'objet de la détention et de préciser par là même les circonstances dans lesquelles elle doit être réputée nécessaire ou inutile. Il n'était pas impossible enfin, en imposant quelques garanties accessoires, d'étendre la liberté de droit à des catégories plus nombreuses de délinquants. La loi doit sans doute être sobre, mais il est trop commode au législateur qu'elle le soit, et peut-être l'a-t-elle été ici avec excès.

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Nous aurions voulu du moins qu'elle manifestat avec moins de réserve l'esprit nouveau qui l'animait. On lit dans l'exposé des motifs : « L'idée qui caractérise le mieux la loi anglaise et qui l'a faite si féconde en résultats, c'est la grande latitude laissée au juge, qui est maître d'accorder ou de refuser la liberté provisoire, moyennant caution ou sans caution, en matière de crime comme de délit. Il refuse rarement, c'est vrai, ajoute l'exposé, mais il peut refuser. » En Angleterre, la liberté provisoire n'est pas seulement dans les lois1, elle est la common law, elle est dans les mœurs, elle est dans l'esprit du juge. En est-il ainsi en France? Nos juges ont-ils ce souci des droits individuels qui vit dans les juges anglais? n'ont-ils pas conservé des traditions de l'ancienne magistrature et de l'esprit des mercuriales parlemen1 Blakstone, Book IV, chap. XXII; Rewes, chap. I, tom. I.

taires, une certaine roideur, une certaine sévérité, qu'ils regardent comme essentielles à la justice? N'ont-ils pas religieusement gardé cette idée, incessamment affermie par les efforts du ministère public, que le devoir est la rigueur et que le seul intérêt que doive écouter le magistrat est l'intérêt judiciaire? Aussi, lorsque dans la discussion de la loi, un membre éminent du Corps législatif exprimait quelque inquiétude sur la manière dont ce pouvoir facultatif serait compris et appliqué, le rapporteur n'hésitait pas à répondre : « Nous avons cru qu'il était nécessaire de faire pénétrer dans l'esprit un peu rebelle à notre sens de la magistrature ce principe, que la société devait être désarmée là où elle pourrait l'être sans péril pour la sûreté de tous; qu'il fallait de plus en plus élargir le droit individuel, et, autant que possible, s'abstenir de la détention préventive. On vous le disait avec raison, les circulaires de la chancellerie ont été inefficaces pour réduire notablement le nombre des détentions. Nous avons pensé, et cela a été surtout l'espérance de la commission, qu'en inscrivant dans la loi le droit à la liberté dans certains cas, il y aurait de la part du législateur une telle volonté imprimée, que la magistrature, qui a conscience de ses devoirs et qui sait les remplir, s'inspirerait enfin du sentiment révélé par la loi nouvelle; qu'en dehors des textes de la loi même, l'idée de la liberté provisoire de droit s'emparerait de la pratique des faits et que vous verriez décroître graduellement les chiffres douloureux de la détention préventive 1». Et M. le garde des sceaux, dans une circulaire qui a suivi la loi *, insistant sur la même idée, ajoute avec une haute raison : « J'ai la plus grande confiance dans les excellents effets que doit produire la législation nouvelle, mais les meilleures lois restent impuissantes si elles ne sont résolument appliquées, conformément à l'esprit dans lequel elles ont été conçues, et si on n'a pas, quand cela est juste et nécessaire, la force de rompre avec des habitudes ou des traditions souvent opposées aux réformes qui ont été adoptées. » Ces paroles du rapporteur et cette circulaire du garde des sceaux indiquent assurément l'esprit de la loi; mais nous aurions préféré que la loi elle-même l'indiquât avec plus de précision qu'elle ne l'a fait, et puisqu'elle n'instituait, hors du cas prévu par le

1 Séance du 29 mai 1865, Moniteur du 30, p. 694. 2 Circulaire du 14 octobre 1865.

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2o§ de l'article 113, qu'une simple faculté, qu'elle exprimat du moins l'intention qui doit régler son application.

1992. Cela dit, nous arrivons à l'examen de ses dispositions. La première est celle qui, effaçant la restriction précédemment faite par le Code, applique la mise en liberté provisoire en toute matière, c'est-à-dire aux inculpés de délits et de crimes, quelle que soit la nature de l'inculpation, quel que soit le caractère des faits incriminés. On lit dans le rapport du Corps législatif: « Le projet ne pose aucune limite. Que dans la classification des infractions et des peines la loi pose des règles absolues et ne laisse de liberté au juge que dans les limites invariables d'un minimum et d'un maximum, cela se comprend à merveille, l'égalité devant la loi le veut et la justice n'en peut souffrir, là surtout où, par l'admission des circonstances atténuantes, le juge peut mettre la condamnation en harmonie avec toutes les nuances du fait. Mais ce caractère inflexible ne peut être assigné à la désertion préventive. La nécessité seule la légitime: c'est une question de fait variable au gré de circonstances impossibles à prévoir et dont le magistrat instructeur est le premier et meilleur appréciateur. Tel délit l'exige impérieusement, tandis que, sans danger pour l'instruction, un inculpé de crime pourra en être affranchi. » Ainsi, point d'exception pour les vagabonds et les non domiciliés; point d'exception pour les repris de justice et les prévenus en état de récidive; point d'exception dans les cas des crimes les plus graves. La liberté provisoire est ouverte à tous.

Mais cette disposition, quelles que soient ses promesses, est en réalité entourée de restrictions qui en circonscrivent l'application. La liberté provisoire, dans les cas de crime et de délit passible d'un emprisonnement de deux ans au moins, est livrée, comme on l'a vu, au pouvoir discrétionnaire du juge, et si elle est accessible à tous, c'est avec la condition que le juge en ouvre ou en ferme l'accès à son gré; et, dans les cas de crime seulement, cette liberté, si elle a été accordée pendant l'instruction, ne se prolonge pas au delà; elle cesse de droit à l'arrêt de la chambre d'accusation qui saisit la cour d'assises.

La première de ces restrictions, la faculté mise à la place du droit, est sans aucun doute le principal motif de la généralité de la disposition. La loi a voulu que cette faculté, qu'elle remettait à la conscience, aux lumières, à la prudence du juge, fût librement exercée; elle ne lui a apporté d'autre frein que l'opposition ou l'appel. Il y a lieu cependant d'examiner si ce pouvoir, qui, parce qu'il est discrétionnaire, ne doit pas être arbitraire, ne rencontre pas quelques jalons pour le guider. La loi a pris au milieu des inculpés une catégorie, celle des inculpés passibles d'un emprisonnement de moins de deux ans, et elle leur a accordé la liberté de droit. Ne peut-on pas induire de là que, pour suivre la pensée du législateur, il y aurait lieu de diviser les autres inculpés en plusieurs catégories et de les soumettre à des règles diverses? Les faits incriminés sont passibles ou d'un emprisonnement de deux ans et plus, ou des peines de la réclusion, de la détention, du bannissement et de la dégradation civique, ou de celle des travaux forcés à temps ou d'une peine perpétuelle et de la peine capitale. Il est certain que le juge ne peut pas appliquer à toutes ces hypothèses les mêmes précautions.

A la vérité, dans le système de notre législation, le titre de la prévention n'est point une indication exacte de la gravité du fait. La dénégation des circonstances aggravantes et l'admission des circonstances atténuantes transforment les incriminations. Les classifications légales sont en quelque sorte brisées et les faits les plus distincts par leur caractère juridique tombent tout à coup au même niveau. Les premières qualifications, presque fictives, traversent rarement l'instruction et le débat sans y laisser quelques-unes de leurs prévisions. Et c'est par ce motif que nous émettions, longtemps avant la loi nouvelle, le vœu « que le législateur pût attribuer la faculté de mise en liberté provisoire aux prévenus de faits qui, bien que qualifiés crimes par la loi, sont séparés des délits par le titre de la peine plus que par son intensité, par la qualification légale des actes plus que par leur gravité intrinsèque 1». Mais la seule conséquence qui ressorte de cette modification incessante des qualifications primitives, c'est qu'il faut se garder en cette matière des règles absolues. Il ne s'agit que de chercher quelques présomptions morales, qui peuvent toujours être contredites par les faits, pour servir de base aux décisions.

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1 Première édition de ce Traité, tom. V, p. 840.

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