1958. Si le délit est passible d'une peine d'emprisonnement dont le maximum excède deux ans, le juge a la faculté, aux termes de l'article 91, de décerner, suivant qu'il le juge à propos, le mandat de comparution ou le mandat d'amener. Cette faculté, qui n'a point de limites, qui, n'est soumise à aucune règle, que la loi abandonne à la conscience du magistrat sans lui indiquer même l'exercice qu'il doit en faire, peut être justement critiquée. N'appartenait-il pas à la loi de tempérer par quelques sages restrictions le pouvoir trop indéfini du juge? La liberté individuelle des citoyens doit-elle ètre livrée sans limite et sans mesure à la discrétion d'un magistrat? n'est-il pas à craindre que ce magistrat, environné de sollicitations et vaincu par des obsessions, ne porte atteinte au principe qui soumet tous les citoyens à la même règle? N'est-il pas à craindre que, suivant les sentiments différents qui les animent, les juges d'instruction, chacun dans son ressort, ne suivent des pratiques diverses, de sorte que, tandis que dans un arrondissement le mandat de comparution soit généralement usité, le mandat d'amener soit dans l'arrondissement voisin seul employé? A ces critiques, il n'est qu'une seule réponse : c'est la difficulté, dans une matière où l'appréciation du juge est enchaînée à des circonstances multiples et variables, de poser des règles fixes qui seraient souvent des entraves au lieu d'être des ėtais. Mais cette difficulté est-elle donc insoluble? Notre législateur n'aurait-il pas pu puiser dans une étude plus approfondie de la matière, comme l'avaient fait nos anciens criminalistes, quelques règles, quelques indications qui, sans gêner la libre appréciation du juge, auraient au moins dirigé sa marche? Ne pouvaiton pas, sans préciser les cas, ce qui serait impossible, énoncer les conditions générales qui peuvent motiver l'emploi du mandat de comparution? Par exemple, le domicile, l'exercice d'un métier, d'une industrie, le fait d'un établissement, d'une certaine aisance, d'une famille au milieu de laquelle l'inculpé vivrait, d'une vie laborieuse et régulière ? Déjà, dans le code de 1810, il avait paru que la règle générale était l'emploi du mandat de comparution lorsque le prévenu était domicilié et que le fait incriminé était un simple délit. M. de Serre, ministre de la justice, écrivait dans sa circulaire du 10 février 1819 : « Toutes les fois qu'il s'agit de simples délits et que l'inculpé est domicilié, le juge d'instruction doit généralement se borner à décerner un mandat de comparution, sauf à le convertir en tel autre mandat qu'il est jugé nécessaire après que l'inculpé a été interrogé. Le Code d'instruction criminelle l'autorise d'en agir ainsi, et par cette disposition facultative le législateur a indiqué que l'on ne doit pas sans motif grave user de contrainte envers un individu qui présente une garantie. » Si tel était l'esprit de notre Code, est-il possible de douter que telle est aujourd'hui la pensée de la loi nouvelle? Et si à cette garantie de domicile se joignent d'autres faits qui font présumer que l'inculpé se présentera devant la justice, ne doit-on pas admettre que dans une telle circonstance, quelle que soit la peine dont le délit est passible, le mandat de comparution est la règle et le mandat d'amener l'exception? 1959. Enfin le juge peut encore ne décerner qu'un mandat de comparution dans le cas même où le fait est passible d'une peine afflictive ou infamante. Cette faculté, reconnue d'abord1 et ensuite déniée par la jurisprudence, a été définitivement consacrée par la loi du 14 juillet 1865. L'article 91, rectifié par cette loi, porte : « En matière criminelle ou correctionnelle, le juge d'instruction pourra ne décerner qu'un mandat de comparution. » Cette disposition nous paraît une heureuse innovation. La division des faits punissables en crimes et délits est purement arbitraire: cette division, uniquement fondée sur le fait matériel de la pénalité, n'est dans le Code pénal qu'une mesure d'ordre et un moyen de classification des actions. Il n'en résulte donc pas nécessairement qu'un fait réputé crime par la loi soit plus immoral ou plus dangereux que tel fait qu'elle a classé parmi les délits. Ainsi, les faits de rébellion ou de coups ou blessures commis dans les rixes n'ont pas, lors même qu'ils sont qualifiés crimes, les caractères graves de certains délits. Ce n'est pas la qualification légale du fait qu'il faut considérer, c'est sa gravité morale, c'est surtout la garantie que la position de l'inculpé apporte à la justice. Il ne s'agit pas de flétrir tel ou tel ordre de faits, il s'agit uniquement de prendre, vis-à-vis des inculpés, une précaution que la nécessité de l'ordre ou de la justice réclame. Toute la question est de savoir si cette précaution est indispensable par cela seul que le fait change de qualification, si le juge ne doit pas, dans un cas comme 1 Cass. 8 nov. 1834 (J. P., tom. XXVI, p. 986). 2 Cass. 24 avril 1847 (Bull., no 87). dans l'autre, demeurer maître d'apprécier les garanties qu'offre l'inculpé et les mesures qu'il doit prendre à son égard. Sans doute, dans une matière aussi importante, la sagesse de la loi doit être préférée à celle de l'homme; et il est à regretter que l'article 91 ait mis la prudence du juge au-dessus de l'inflexibilité de la loi. Mais lorsqu'il s'agit des faits qualifiés crimes, le choix du mandat dépend surtout de l'appréciation de la moralité de l'inculpé, et c'est peut-être au juge plutôt qu'à la loi qu'il appartient de faire cette appréciation. Les termes absolus de l'article 91 avaient conduit à un abus grave: il est souvent arrivé que le juge, lorsque d'une part des indices graves semblaient signaler un inculpé et rendre ses explications nécessaires, et que d'une autre part la gravité du mandat d'amener paraissait excéder la gravité des indices, reculait devant la nécessité rigoureuse que lui imposait la nature de l'inculpation, et se privait des éclaircissements que la procédure appelait ou citait l'inculpé comme témoin. Il ne procédait pas à un interrogatoire, il recevait une déposition; mais, au fond, c'est un véritable interrogatoire qu'il faisait subir sous la foi du serment. Ainsi, l'inflexibilité de l'article 91 conduisait à son inexécution. Ne vaut-il pas mieux, quand il s'agit de l'application d'une mesure de justice, se confier à l'appréciation du juge? Ne vaut-il pas mieux faire déterminer la gravité toujours relative des circonstances et des espèces par l'expérience intelligente du magistrat, que de la faire résulter absolument et à priori de la nature légale de l'inculpation? 1960. Le mandat d'amener doit nécessairement être décerné, lorsque l'inculpé appelé devant le juge par un mandat de comparution ne s'est point présenté; il peut l'être, mais ce n'est plus qu'une faculté, lorsque le fait est passible d'une peine afflictive ou infamante ou même d'une peine d'emprisonnement. Dans la première hypothèse, il suffit, aux termes du deuxième paragraphe de l'article 91, que l'inculpé ait fait défaut, c'est-àdire qu'il n'ait pas comparu dans le délai fixé par le mandat de comparution. Toutefois, la conversion de ce mandat en mandat d'amener est une mesure rigoureuse qui suppose de la part de l'inculpé une sorte de désobéissance; il faut qu'il ait négligė ou refusé de venir donner au juge ses explications; car, s'il avait été empêché par quelque juste cause, comme la maladie ou l'absence, de se présenter, il n'y aurait point lieu au mandat d'amener, puisque cette absence ou cette maladie n'auraient pas changé les circonstances qui ont déterminé le mandat de comparution. Dans la deuxième hypothèse, il y a faculté de décerner le mandat d'amener, ainsi qu'on l'a vu tout à l'heure, toutes les fois que le fait incriminė est passible d'une peine d'emprisonnement ou d'une peine afflictive ou infamante. Mais il faut remarquer que, le mandat d'amener établissant l'inculpation plus nettement que le premier mandat, il est nécessaire que cette inculpation repose sur des indices plus graves et plus déterminants. Plus la mesure est rigoureuse, en effet, plus les motifs de son application doivent être clairs et précis. Le troisième paragraphe de l'ancien article 91 portait que le mandat d'amener sera décerné contre toute personne, de quelque qualité qu'elle soit, inculpée d'un fait emportant peine afflictive ou infamante. Quel était le sens de ces mots? M. Boitard pensait qu'ils se référaient à la condition du domicile indiqué dans les premiers mots de l'article : « C'est uniquement, dit ce professeur, par relation à l'existence d'un domicile dont on a parlé dans le premier paragraphe que paraît devoir s'entendre la question de qualité que soulève et que repousse le troisième '. » C'était là une erreur. Le domicile de l'inculpé est un fait, une condition, mais n'est point une qualité. Ces mots : de quelque qualité qu'il soit, constituent une règle nouvelle énergiquement opposée par la loi à la règle de l'ordonnance de 1670, qui voulait que : « selon la qualité des personnes, il fût ordonné que la partie sera assignée pour estre ouïe, ajournée à comparoir en personne ou prise au corps. » C'est l'égalité dans la poursuite substituée au privilége et à la considération de la condition des personnes. Les mêmes mesures sont applicables à tous les citoyens. Telle est la règle générale de la matière. Et si cette règle, écrite dans l'ancien article 91, a disparu avec cet article, elle n'est pas moins vivante dans toute notre législation. Il ne faut pas toutefois considérer comme une infraction à la règle de l'égalité les mesures qui seraient fondées sur les garanties que présentent la position sociale et le caractère personnel des inculpés. Cette règle admet aussi une exception en ce qui concerne les poursuites dirigées contre les fonctionnaires publics : ces fonctionnaires, protégés 1 Leçons, p. 361. soit par la garantie politique, soit par la garantie administrative, ne peuvent être placés sous les liens d'un mandat quelconque, sans une autorisation préalable. Nous avons expliqué précédemment tout ce qui tient à cette exception 1. 1 1961. Le pouvoir de décerner soit un mandat de comparution, soit un mandat d'amener, peut-il être délégué? La négative ne peut admettre aucun doute. Les mandats sont des actes de juridiction, et nous avons vu, au chapitre des commissions rogatoires, que les actes de juridiction ne peuvent, en principe, se déléguer : la loi n'a autorisé les délégations qu'en ce qui concerne l'audition des témoins et les actes d'instruction qui ont le même caractère que cette audition. L'article 283 a confirmé cette distinction, que les articles 83 et 84 avaient déjà implicitement établie: « Dans tous les cas où les procureurs impériaux et les présidents sont autorisés à remplir les fonctions d'officier de police judiciaire ou de juge d'instruction, ils pourront déléguer au procureur impérial, au juge d'instruction et au juge de paix, même d'un arrondissement communal voisin du lieu du délit, les fonctions qui leur sont respectivement attribuées autres que le pouvoir de délivrer les mandats d'amener, de dépôt et d'arrêt contre les prévenus. » Ce texte toutefois a donné lieu à quelques auteurs de proposer une distinction: ils reconnaissent que toute délégation du mandat d'arrêt, du mandat de dépôt et du mandat d'amener serait impossible; mais, comme le mandat de comparution n'est pas énoncé dans cet article, ils prétendent que ce mandat peut être délégué *. Cette opinion a été nettement réfutée par un arrêt qui déclare « que la loi a déterminé les cas où le juge d'instruction peut procéder par délégation, et que ses dispositions à cet égard ne sont énonciatives qu'en ce sens que le juge délégué doit pouvoir faire les actes qui ne sont que l'accessoire de ceux dont la délégation est formellement autorisée; que les mandats de comparution, d'amener, de dépôt et d'arrêt sont des actes de juridiction; que la loi n'a confié le pouvoir de les décerner qu'au magistrat qu'elle a chargé de l'instruction; qu'aucune disposition n'autorise ce magistrat à déléguer ce pouvoir; qu'il n'est pas possible de 3 1 Voy. notre tome II, nos 896 et suiv. 2 Voy. suprà no 1901. 3 Carnot, tom. II, p. 392; Duverger, n. 372. |