plus il était habile. Les légistes posent en principe qu'il lui est permis d'employer des questions obscures ou à double sens : judex pro eruendâ veritate potest uti interrogationibus dubiis, obscuris, et sophisticis et simulatè agere'; qu'il peut se servir de ruses et mensonges, pourvu qu'ils tendent à une bonne fin; qu'il peut, par exemple, pour faire parler le prévenu, lui faire une promesse d'impunité: potest judex ad eruendam veritatem talem promissionem impunitatis reo facere 3. Laroche-Flavin va plus loin : « Il est permis et loisible aux juges de mentir quelquefois pour rechercher et descouvrir la vérité des crimes et forfaits: comme si un prévenu notoirement diffamé de quelque crime n'en veut toutefois rien dire, ny accorder en ses auditions, ni mesmes étant mis à gehenne : alors le juge peut lui faire croire que ses complices et compagnons prisonniers l'ont accusé, encore qu'ils n'y aient pensé, car alors, pour se venger, il rendra peutêtre la pareille. De mème le juge peut promettre de sauver la vie à un des complices à la charge de découvrir les autres 4. " Ces usages odieux, combattus par les criminalistes du XVIII siècle, étaient peu à peu tombés en désuétude 5. Jousse établit une doctrine directement contraire : « Une règle nécessaire au juge pour bien interroger, dit-il, est que toutes les questions qu'il fait à l'accusé doivent être claires, précises et sans équivoque. Il doit surtout éviter de se servir de ruses et de discours captieux pour surprendre l'accusé. Outre que cette voie ne convient point à la dignité d'un magistrat, c'est qu'en usant de ce moyen, il paraîtrait plutôt agir avec passion qu'animé du zèle et du bien de la justice. Ainsi, il doit prendre garde, en interrogeant un accusé qui n'est pas encore convaincu, de lui faire des interrogations comme s'il avait commis le crime, comme dans le cas où il lui demanderait s'il s'est servi d'un bâton ou d'une épée pour frapper celui dont on poursuit l'homicide. Cette manière d'interroger doit être considérée comme captieuse et indigne de la sagesse d'un juge. Le juge doit aussi éviter de suggérer les réponses à l'accusé. Par exemple, en l'interrogeant sur ses com 1 Covarruvias, Var. resol., lib. I, cap. 2, n. 16; Gomez, De delict., cap. 13, n. 4; Farinacius, cons. 83, n. 7. 2 et 3 Julius Clarus, quæst. 45, n. 8. Toutefois Julius Clarus ajoute: Certè hæc opi mihi nunquàm placuit. 4 Des parlements de France, p. 507. 5 Bruneau, tit. XVI, p. 132; Serpillon, tom. I, p. 649. plices, il ne doit pas lui demander si un tel était du nombre de ceux qui ont commis le crime avec lui; mais seulement quels sont ceux qui étaient avec lui dans le temps du crime commis, parce que la première de ces deux manières d'interroger est plutôt une suggestion qu'une demande. Un autre artifice dont le juge ne doit jamais user à l'égard d'un accusé est de lui promettre l'impunité et qu'il ne lui sera rien fait, afin de l'engager par ce moyen à avouer; car il n'est pas au pouvoir du juge de lui tenir parole. La voie de promettre à l'accusé qu'on le ménagera, ou qu'on diminuera sa peine, afin de l'engager à avouer, est un moyen dont le juge ne doit jamais user, et qui, quoique moins criant, n'est pas moins répréhensible. Le juge doit aussi éviter avec beaucoup de soin, en interrogeant un accusé, d'user de menaces, par exemple, qu'il le fera mettre au cachot ou dans les fers s'il n'avoue pas. Toutes ces voies sont injustes et tyranniques, parce qu'il arrive souvent que la crainte, la terreur et les menaces du juge étonnent tellement le criminel qu'il lui arrive de faire des réponses toutes contraires à ce qu'on lui demande, et que, quelquefois même, il avoue des faits qui ne sont pas vrais 1. " Néanmoins, le même criminaliste, après avoir répudié si nettement la doctrine de ses prédécesseurs, ajoute: « Il est vrai que le juge peut user d'adresse et quelquefois même d'une espèce de surprise et de feinte pour découvrir la vérité et tirer l'aveu du criminel. La considération de l'intérêt public et la nécessité d'entretenir le bon ordre dans la société par la punition des coupables ont fait adopter ce moyen, qui est approuvé généralement par tous les auteurs, et qui a été employé par des juges intègres, mais il doit entrer beaucoup de sagesse et de prudence dans l'usage qui en est fait. Il faut que l'artifice soit innocent, sans reproche, exempt de fraude et de mensonge, et lorsque le juge se sert de ces sortes de feintes, il doit faire mention de ses demandes dans l'interrogatoire et faire mettre le tout par écrit. En un mot, il faut que les moyens d'adresse que le juge emploie soient justes et légitimes, et il doit toujours être sur ses gardes, pour ne pas devenir le ministre de la calomnie et de l'oppression. S'il doit user de beaucoup d'art pour découvrir la vérité, ce doit être aussi toujours sans aucune tromperie et sans alarmer le cri1 Tom. II, p. 275. minel par de fausses craintes ou sans le gagner par de fausses espérances 1. » 1931, Quel que soit l'effort déployé par notre légiste pour restreindre la règle qu'il pose, concession qu'il fait aux usages de son temps, cette règle résume en elle-même et continue, en les atténuant il est vrai, tous ces usages. M. Mangin a toutefois essayé de la justifier en ces termes : « Le juge peut user d'adresse et de feinte, c'est-à-dire qu'il doit interroger le prévenu, sans lui faire connaître d'avance le but de ses questions, sans lui communiquer sur-le-champ les charges qui démentent ses réponses; qu'il peut le presser de questions sur les faits qu'il allègue, l'obliger d'en déduire tous les détails, quoiqu'il sache parfaitement que ces faits sont en contradiction avec les résultats les plus positifs de l'instruction et que ces détails ne sont propres qu'à mettre en évidence la mauvaise foi du prévenu et ses mensonges. » Non, le juge ne doit pas se servir d'une espèce de surprise et de feinte pour découvrir la vérité; non, il ne doit pas employer des artifices et des ruses pour obtenir des révélations. Cette distinction entre l'adresse licite et l'adresse dolosive, substituée aux fraudes ouvertement pratiquées jusque-là, ne tend qu'à perpétuer, sous des apparences honnêtes et sous un nom qui les dissimule, des abus de l'instruction que l'on a justement flétris. La justice, qui, suivant l'expression de Domat3, est en elle-même la vérité, doit mettre la vérité dans tous ses actes. Il ne lui est pas permis d'employer des moyens qui, à un si faible degré que ce soit, sont empreints de dol et de fraude. Faire usage d'un détour, d'une réticence, d'une circonlocution calculée à l'avance, c'est tromper l'inculpé, c'est lui tendre un piége, c'est essayer de le surprendre, ou s'il s'en est aperçu, c'est lui infliger une torture morale; car, chaque question lui apparaissant comme une embûche, il pèse et mesure les mots et ne cherche plus qu'à repousser l'attaque dont il est l'objet. L'habileté du juge ne peut consister que dans la position loyale et claire de toutes les questions qui résultent de l'étude consciencieuse des faits. Il peut, sans doute, adresser à l'inculpé, quoique avec prudence et réserve, de sages exhortations, il peut lui démontrer, par un raisonnement simple, l'insuffisance et la faiblesse de ses réponses; mais est-ce qu'il ne répugnerait pas à la conscience de ruser, même avec une culpabilité qui se débat, à plus forte raison avec un inculpé qui se défend? Est-ce que le magistrat qui entrerait dans une pareille voie ne descendrait pas de la hauteur de ses fonctions pour prendre un office de police? qu'il se tienne en garde contre les subterfuges de l'inculpé, à la bonne heure, mais qu'il ne retourne pas contre celui-ci les mêmes subterfuges. Nous aimons à citer les paroles suivantes d'un membre du ministère public: « Le juge d'instruction a des devoirs particuliers à remplir envers les inculpés. L'impartialité de ses interrogatoires doit leur donner une assurance qui rendra leur défense facile. Dans cette lutte, il a tant d'avantages, lui qu'aucune passion n'aveugle, lui qui joint à l'autorité une raison plus exercée, qu'il dédaignera tous les moyens qui ne seraient pas d'une entière loyauté: aucune surprise, aucune menace, rien par artifice, rien par peur. Il ne violentera pas la conscience du coupable, il doit tout obtenir par la persuasion qui fait parler le repentir et par le raisonnement qui désarme le mensonge1. » 1 Tom. II, p. 274. 2 De l'instr. écrite, u. 131. 3 Harangues, arr. de 1657, p. 185. Il nous paraît donc que toute surprise et toute feinte doivent être proscrites de l'instruction, que le droit d'interroger l'inculpé n'emporte pas celui de l'embarrasser dans des questions adroitement tissues, pour le faire tomber dans des contradictions; que le juge, qui ne cherche pas un coupable, mais seulement la vérité, ne doit pas substituer à l'examen un combat où le plus faible doit nécessairement succomber. Et c'est surtout vis-à-vis des inculpés qui sont illettrés, qui sont ignorants des formes de la justice, qui n'ont aucune notion des droits que la loi leur assure, qu'il importe de faire avec plus de sollicitude l'application de cette règle. Domat, que nous citions tout à l'heure, a dit encore : « Les juges doivent rendre la justice principalement aux pauvres, comme les plus exposés à l'oppression, et c'est pour cela qu'il semble que c'est principalement pour les pauvres que les juges sont établis1. » On peut dire, en continuant la même pensée, que, plus la personne qu'il interroge est ignorante et faible, plus le juge doit la protéger contre son imprudence et sa débilité. Ce n'est plus assez alors que la question soit nette et franche, il faut en faire apercevoir la portée et les conséquences; il faut chercher la pensée de l'inculpé dans ses réponses souvent obscures et inintelligibles et la traduire dans les termes qui l'expriment fidèlement. 1 M. Desclozcaux, Gaz. des trib. 4 nov. 1836. 2 Servan, Disc. sur l'admin. de la just. crim., tom. I, p. 51; Bérenger, De la just. crim., p. 401; Meyer, Inst. jud., n. 3, p. 296; Dupin, Obs. sur la législ. crim., p. 146. 2 1932. Nous ajouterons encore quelques observations. Jousse enseigne que le juge « ne doit pas dicter les demandes au greffier avant la réponse de celui qu'on interroge. Cette manière d'interroger énerve et ôte toute la force d'un interrogatoire, et ne fait pas à beaucoup près la même impression sur un accusé que quand on l'interroge directement. D'ailleurs, le temps qu'emploie le greffier à écrire la demande donne tout le loisir à l'accusé de méditer ses réponses. Ainsi, il vaut beaucoup mieux que le juge, à chaque demande, adresse directement la parole à l'accusé, et qu'il reçoive sa réponse avant de rien écrire, et qu'il fasse ensuite exactement rédiger le tout par le greffier, à la fin de chaque réponse *. » Serpillon dit, au contraire, « que le juge doit dicter son interrogatoire à haute voix, afin que l'accusé ait le temps de faire réflexion à sa réponse; car, comme font quelques-uns, d'adresser la parole à l'accusé et de lui demander sa réponse surle-champ, pour ensuite faire écrire la demande et la réponse, il y aurait de la surprise qui mettrait l'accusé en droit de se rétracter, lorsque le juge en serait à dicter sa réponse. Le juge doit dicter clairement l'interrogatoire, le faire comprendre à l'accusé, et attendre avec patience sa réponse 3. » Cette dernière solution nous paraît préférable. D'abord, il est juste que l'inculpé ait le temps de réfléchir aux questions qui lui sont posées avant que d'y répondre; il faut qu'il rappelle ses souvenirs, qu'il explique toute sa conduite, et quelques moments peuvent lui ètre nécessaires pour se recueillir. Ensuite, les questions, une fois posées, sont acquises à la procédure et ne peuvent plus être modifiées; il est donc naturel qu'elles soient consignées par écrit au moment même où elles sont énoncées; elles ne doivent pas s'adapter aux 1 Harangue de 1671. 2 Tom. II, p. 276. 3 Tom. I, p. 649. |