La tâche du législateur consiste donc moins à créer des formes nouvelles qu'à développer et perfectionner les formes nécessaires de chaque juridiction, moins à soumettre la procédure à une théorie systématique qu'à discerner parmi ses règles celles qui sont efficaces et celles qui ne le sont pas. Or, cela étant admis, pourquoi ne pas emprunter à chacun de nos deux systèmes ses mesures les plus salutaires, ses formes les plus utiles? Pourquoi ne pas faire concourir leurs forces réciproques à une œuvre commune qu'ils n'opèrent qu'incomplétement isolés l'un de l'autre? Enfin, pourquoi ne pas coordonner leurs règles différentes en ne demandant à chacune d'elles que la puissance qu'elle possède et en la renfermant dans ses limites essentielles? On voit qu'il s'agit d'établir une procédure mixte. 1557. Cette procédure a rencontré dans les partisans de la procédure inquisitoriale une vive opposition. On a soutenu que la simplicité des formes du procès par accusation ne peut s'allier avec les règles compliquées de l'enquête; que ces deux procédures, animées d'un esprit contraire, sont inconciliables, puisque l'une n'existe que par la controverse, l'autre que par l'investigation; que la première est un débat, une bataille entre les deux parties, l'autre une analyse philosophique des éléments de la cause; enfin et par suite de leur caractère distinct, que l'une se formule en un débat oral, l'autre en une instruction secrète; qu'il est contradictoire soit de donner pour base cette instruction écrite au débat dont les libres allures ne peuvent être renfermées dans un cercle tracé à l'avance, soit de soumettre la preuve juridique obtenue par l'instruction aux hasards d'un débat qui peut la méconnaître; qu'il s'élève donc une lutte perpétuelle entre la procédure écrite et la procédure orale; que la preuve de la culpabilité contenue dans la première est sans cesse ébranlée par la seconde; que la conviction du juge de l'instruction se trouve en opposition avec la conviction du juge du fond, la science juridique avec l'appréciation du jury, l'accusation avec le jugement; qu'il suit de là que ni l'instruction préalable ni l'instruction définitive ne présentent de véritables garanties dans le système mixte, puisque si celle-ci est enchaînée à la première, elle n'a plus la liberté qui lui permet de découvrir la vérité, et si elle s'en écarte, elle ne fait qu'engendrer le doute en opposant une preuve à une autre preuve 1. Ces objections peuvent être aisément résolues. Il faut remar quer, d'abord, que, si la procédure criminelle est indivisible en ce sens que tous ses actes tendent à un même résultat, se lient les uns les autres pour former une même preuve, un même tout jusqu'au jugement, elle se partage néanmoins en deux phases distinctes, en deux séries d'actes et de formalités, et cette division est tellement inhérente à la nature, qu'elle se retrouve dans toutes les législations. Ces deux parties de la procédure n'ont ni le même caractère ni la même fin; l'une est préparatoire, l'autre est définitive; l'une se borne à recueillir les éléments de la mise en accusation, l'autre a pour mission de débattre les preuves et de les apprécier. Or, que fait le système mixte? Il se borne à soumettre à une forme différente ces deux instructions distinctes, qui n'ont pas le même objet, qui ne doivent pas fournir la même preuve; il limite l'emploi de la forme de l'enquête à la recherche des indices et l'emploi de la forme du débat à la discussion des preuves. Est-ce que cette distinction, si simple en elle-même, puisqu'elle ne fait qu'appliquer chaque forme aux choses pour lesquelles elle est faite, est contraire à la pureté des principes du droit? est-ce qu'elle tend à en troubler l'harmonie? 1558. La forme inquisitoriale est éminemment propre aux recherches, aux vérifications, à la constatation des faits. Le juge d'instruction, mis en présence des actes qui lui sont dénoncés, déploie, pour les constater et pour en déterminer les caractères, toute la puissance de l'enquête. Il procède à toutes les perquisitions; il s'empare de tous les indices qu'il découvre; il remonte de ces indices aux faits eux-mêmes; il prend ses points d'appui dans la connaissance des passions et des sentiments qui font agir les hommes, dans les notions des mœurs et des circonstances extérieures. L'instruction, fondée sur une observation profonde des témoins, des inculpés et des faits incriminés, est une œuvre philosophique qui ne peut être accomplie que par un seul homme et qui exige de cet homme une double condition, l'expérience des choses et la science du droit. Mais poursuivez ce système inquisitorial au delà de l'instruc1 Carmignani, tom. IV, cap. 10 et 17. tion préparatoire, essayez de l'appliquer à l'instruction définitive, et sa puissance s'affaiblit aussitôt. Il peut constater les faits matériels, peut-il constater la culpabilité de l'accusé? Il peut rassembler tous les éléments du procès, peut-il les débattre de manière à en faire jaillir la vérité? Il est évident que, si fort tout à l'heure, il devient tout à coup débile. Il peut scruter, examiner, analyser, il ne peut pas juger; car le jugement est l'œuvre de la conviction et non de la science, et une méthode, quelque savante qu'elle soit, peut conduire à former le jugement, mais ne le forme pas. La conviction, ce sentiment intime de la vérité, ne peut naître que dans le débat. En effet, ses éléments sont l'interrogatoire et la défense de l'accusé, l'audition et la discussion des témoignages, l'examen de tous les faits, l'appréciation de toutes les preuves. Il faut que le juge, magistrat ou juré, soit présent au débat contradictoire de ces faits et de ces déclarations; que, placé au milieu des allégations contraires de l'accusation et de la défense, qui se heurtent sans cesse, il examine, il apprécie, il arrète son opinion. Les preuves les plus palpables n'ont de valeur que lorsqu'elles ont été soumises à cette épreuve; c'est dans la lutte qu'il soulève que se manifeste la vérité. Et c'est par ce motif que, parmi toutes les formes qui ont pour objet d'affermir la justice humaine, il n'en est aucune qui apporte les garanties de la forme accusatoire. Ainsi, deux phases dans les procédures, ou plutôt deux procédures successives: la procédure préparatoire et la procédure définitive, l'instruction et le débat. Or, à chacune de ces procédures doit correspondre la forme qui, par ses propriétés spéciales, s'y adapte plus efficacement; à l'instruction, la forme inquisitoriale qui a donné aux investigations de la justice une puissance qu'elles n'avaient jamais eue; au débat, la forme accusatoire qui, en soumettant tous les faits à une discussion publique, conduit le juge avec le plus de certitude à la vérité. Cette double application de l'une et de l'autre de ces deux méthodes à la matière à laquelle elle est le plus propre est donc indiquée non-seulement par la théorie du droit, mais par la logique des faits. On prétend que, ces deux formes s'excluant l'une l'autre, leur combinaison amène des résultats contradictoires. La statistique constate, à la vérité, que le nombre des acquittements est environ de 37 sur 100 accusés qui sont traduits devant le jury; d'où l'on induit qu'il y a contradiction dans plus du tiers des affaires entre le résultat de la procédure écrite, consacré par l'arrêt de mise en accusation, et le résultat de la procédure orale, consacré par la déclaration du jury. Cette divergence est plus apparente que réelle. La chambre d'accusation déclare uniquement qu'il y a lieu à accusation, c'est-à-dire que les indices sont assez graves pour qu'il y ait lieu de les soumettre à la vérification d'un débat. Or, si ce débat les affaiblit ou les efface, si la discussion des faits enlève leur criminalité, s'ensuit-il qu'il y ait contradiction entre les deux procédures, que la première doive être condamnée comme abusive et la seconde comme inefficace? L'une et l'autre ont rempli successivement une mission différente avec des moyens divers, et les décisions qu'elles ont amenées, en apparence contradictoires, ne se contredisent point en réalité, puisqu'elles ne portent pas sur la même question, puisqu'elles n'ont pas le même but. L'une est fondée sur de simples présomptions, l'autre sur des preuves; l'une déclare une prévention, l'autre une culpabilité; l'une n'est, à tout prendre, qu'un acte de poursuite, l'autre est un jugement. Il est possible qu'une présomption grave existe et que cette présomption ne suffise pas pour former une conviction judiciaire. 1559. Une dernière objection a été puisée dans les rapports de la procédure avec l'ordre politique. Quelques esprits un peu absolus ont pensé que la forme accusatoire est exclusivement propre aux gouvernements libres' et la forme inquisitoriale aux gouvernements despotiques. Il est très-vrai, et nous l'avons déjà vu, que le premier de ces systèmes a pris naissance dans les républiques antiques, qu'il a subi des restrictions successives à mesure que l'autorité centrale s'est affermie, et qu'il n'a refleuri que chez les nations modernes où la liberté constitutionnelle s'est développée. Il n'est pas moins certain que la forme inquisitoriale, née du principe de l'autorité, s'est fortifiée à l'ombre du gouvernement monarchique, et que les époques de sa puissance la plus étendue coïncident avec les temps où ce gouvernement a été le plus absolu. Mais il ne faut pas de ces deux faits tirer des conséquences exagérées. On doit admettre qu'un gouvernement démocratique s'efforcera d'assurer incessamment, par les garanties les plus efficaces, la liberté et la défense des citoyens; on doit admettre encore que le principe monarchique, par la pente naturelle de ses institutions, sera conduit à maintenir la plus grande part du pouvoir judiciaire entre les mains des juges permanents, et par conséquent à favoriser le système inquisitorial. Mais cette double tendance a des limites nécessaires. 1 Machiavel, Disc. sur la 1re déc. de Tit. Liv., liv. I, chap. 7; Filangieri, tom. I, p. 299; Marat, Essai, p. 125. 2 Carmignani, tom. IV, p. 37. Le premier de ces régimes ne pourrait, sans aucun doute, admettre la forme de l'inquisition appliquée, comme sous les ordonnances de 1539 et de 1670, aux jugements criminels eux-mêmes, et l'autre rejetterait avec non moins d'énergie la forme accusatoire étendue, comme dans les législations antiques, à tous les actes de l'instruction. Mais en doit-il être encore ainsi quand ces deux modes de procédure, restreints déjà dans leurs nouvelles formes, sont étroitement circonscrits dans leur application; quand, d'une part, le principe inquisitorial est limité à l'instruction préalable, et quand, d'une autre part, le principe accusatoire ne s'étend qu'à la discussion d'une prévention judiciairement admise et ne s'applique que par l'organe du ministère public? Comment ces deux principes, ainsi modifiés l'un par l'autre et transformés par le mutuel appui qu'ils se prêtent, pourraient-ils imposer encore à telle ou telle forme de gouvernement une solidarité nécessaire? La liberté constitutionnelle pourrait-elle craindre de confier à la forme inquisitoriale l'instruction des procès, si cette forme est la seule qui puisse apporter une garantie à l'ordre, une protection au droit? Et que peut redouter l'État de la forme accusatoire, mise en mouvement par un magistrat et placée sous la direction d'un autre magistrat? Ces grands principes de la justice criminelle sont désormais placés, il faut le croire, au-dessus des mouvements politiques de notre temps. Leur développement régulier, dans le cercle où ils doivent se mouvoir, peut dépendre de l'état de la science du droit, mais ne dépendra plus de l'état politique de chaque pays. Les tendances diverses des gouvernements peuvent se manifester encore en étendant ou restreignant les garanties qu'ils renferment. Ils pourront accorder plus ou moins de protection aux inculpés, de recours à la défense, de solennité aux jugements et de pouvoir au juge, suivant qu'ils inclineront vers tel ou tel régime. Mais ils ne tou |