§ II. De l'audition des témoins. 1828. Ces premières règles posées, nous arrivons à l'audition des témoins. Le premier acte du juge d'instruction, après avoir constaté, par son inspection personnelle, le corps même du délit, après en avoir relevé les traces, après avoir saisi les pièces de conviction, doit être de recueillir les témoignages qui doivent suppléer les faits qu'il n'a pu voir par lui-même et compléter la constatation judiciaire. L'audition des témoins a, dans notre législation, deux phases distinctes, et elle est soumise, dans chacune de ces phases, à des formes différentes: elle est secrète devant le juge d'instruction, et publique à l'audience; elle est écrite dans l'instruction, et purement orale dans le débat; elle n'a dans ces deux formes ni le même caractère, ni les mêmes effets; elle n'est pas régie par les mêmes règles. Nous ne nous occupons ici que de l'audition des témoins devant le juge d'instruction. Avant de tracer les règles de cette audition, il est utile d'exposer le caractère général de la preuve testimoniale; comment, en effet, comprendre l'impérieuse nécessité de ces règles, si l'on ne connaît pas le but qu'elles se sont proposé et les besoins auxquels elles ont dû pourvoir? 1829. Toutes les législations pénales n'ont fait qu'obéir à la nécessité des choses, en plaçant le témoignage des hommes au premier rang des preuves judiciaires : testimoniorum usus frequens ac necessarius est, a dit la loi romaine'. Et, en effet, à l'exception des faits que le juge peut connaître par son inspection personnelle, et ces faits sont en petit nombre, il faut bien qu'il s'en rapporte à l'expérience des autres hommes. Il n'a pas d'autre moyen de vérifier des faits qui se sont accomplis loin de lui et qui n'existent plus. D'ailleurs, l'attestation des hommes est la preuve universelle de tous les faits humains. L'histoire n'est qu'une série de témoignages qu'un siècle transmet aux siècles qui le suivent; et l'expérience générale nous apprend que ces témoignages sont le plus souvent conformes à la vérité. Qu'est-ce qu'un témoin? C'est un homme qui, ayant été présent au moment où un fait s'accomplit, en atteste la vérité 1. Or, lorsque cet homme raconte ce qu'il a vu et entendu, n'est-ce pas le moyen le plus sûr de le savoir? Que sont les indices, les traces, les expertises à côté de cette preuve flagrante qui fait revivre le fait lui-même avec le caractère qui lui est propre? Ce ne sont plus des vestiges qu'il faut interroger, des actes matériels qu'il faut expliquer, des pièces à conviction qu'il faut commenter, c'est une réponse à toutes les questions, une explication vivante de l'événement, un commentaire de toutes les circonstances inexpliquées par les procès-verbaux. Les témoins, suivant l'expression de Bentham, sont les oreilles et les yeux de la justice *. C'est par eux, en effet, que le juge voit et entend les faits qu'il apprécie; ses interrogations prolongent, pour ainsi dire, la puissance de ses sens et l'étendent jusqu'aux lieux, jusqu'au temps où ces faits se sont passés; il les aperçoit lui-même, il en devient, en quelque sorte, le témoin. 1 Arcadius, 1. 1, Dig., De testibus, in proœm. 2 Bentham, Traité des preuves, chap. VII; Carmignani, tom. IV, p. 150. Mais ce merveilleux instrument de la vérité, comme toutes les choses humaines, a ses imperfections et ses débilités. L'homme est sujet à trop de passions, à trop de préjugés, à trop de faiblesses, pour que tous ses actes n'en portent pas quelque empreinte. Ce qu'il voit ou ce qu'il croit voir n'est pas toujours ce qui est. Il est facile d'indiquer les principales causes de ses erreurs. La plus redoutable est l'intérêt personnel: animé d'un intérêt quelconque, l'homme ne peut plus être impartial; sa conscience se trouble; il ne contemple les choses qu'à travers les pertes qu'il a subies ou les avantages qu'il convoite; il est impuissant à en percevoir une image exacte et fidèle. Il en est ainsi toutes les fois qu'il est agité par des affections ou des haines, par la crainte ou le désir de la vengeance : les faits se transforment devant ses regards prévenus et prennent des proportions mensongères. Et ces déviations ont lieu à son insu et lors même qu'il n'aurait aucune intention de céler la vérité : l'intérêt ou la prévention se trahit dans ses déclarations, dans les termes qu'il emploie, dans les faits sur lesquels il insiste, dans ceux qu'il passe sous silence; l'agitation seule de son esprit lui fait oublier les 1 Le mot latin testis, en rapport de sens et d'origine avec les mots antesto, antisto, désigne l'individu qui se tient directement en face de l'objet et qui en garde l'image, Mittermaïer, chap. XXXVIII; Carmignani, tom. IV, p. 150. 2 Tom. II, p. 93. uns et signaler les autres, et imprime à ses paroles un sens involontaire. Sous chacun des pas du témoin se pressent d'autres écueils; tantôt il peut avoir été trompé par ses sens : il a vu de loin les faits qu'il rapporte ou les a mal observés; tantôt par son iguorance: il n'a pas compris ces faits et leur donne une signification qu'ils n'ont pas; tantôt par ses préjugés mêmes : placé à un point de vue étroit, et sous le joug d'une certaine habitude, il sera disposé à voir toutes les choses du même côté et à les revètir de la mème couleur. L'imagination, ce don le plus précieux de l'esprit, est pour le témoin la source d'un péril plus grand encore: elle prête aux faits une physionomie nouvelle, elle les grandit, elle les arrange. Tacite disait: Fingunt simul, creduntque; et de ce penchant de l'esprit humain, Vico a fait l'un des principes de la Scienza nuova 1. L'homme finit par eroire l'œuvre chimérique de sa pensée; il arrive à ne plus savoir démêler ce qui est vrai dans ce qu'il a vu et ce qui est imaginaire, l'observation réelle et la création fantastique, et c'est là un des plus grands dangers de son témoignage. Qu'est-ce done quand un long intervalle sépare le moment de la perpétration des faits et le moment de la déclaration, quand les actes confiés à la mémoire ne s'y retrouvent plus que vagues et confus, quand le témoin mêle à ses premières impressions des impressions qu'il puise dans des circonstances qu'il a connues depuis? C'est alors que les souvenirs infidèles accueillent avec empressement les rêves de l'esprit et arrivent à substituer de bonne foi à la réalité du fait un fait involontairement inexact. Ces quelques observations suffisent pour indiquer le but de toutes les règles qui sont venues successivement régir la matière des témoignages. Il est évident que ce but a sans cesse été, soit par des conditions successivement imposées, soit par des formes toujours renouvelées, d'organiser une preuve testimoniale exempte d'erreur et qui pût faire foi en justice... 1830. Nous avons déjà vu quelle était cette organisation dans la foi romaine (n° 48). Il n'est pas sans intérêt d'ajouter ici quelques dispositions de cette législation, qui étaient spécialement relatives à la forme de la preuve. En thèse générale, les témoins étaient une base suffisante d'une condamnation pénale; ils for1 Tom. II, cap. Della metafisica poetica. maient une preuve entière du fait 1. Mais pour que cette preuve fût acquise, il fallait que les témoins produits fussent idonei, c'est-à-dire qu'ils ne fussent ni intéressés dans la cause, ni parents des parties à un degré prohibé, ni placés dans une position dépendante ou servile, ni atteints d'infamie 5. Les témoignages se donnaient oralement et n'étaient point retenus par écrit, si ce n'est lorsque le témoin, malade ou absent, transmettait sa déposition écrite. Le nombre des témoins n'était point fixé; cependant un seul témoignage ne suffisait pas pour asseoir une condamnation", mais deux témoins étaient une base suffisante 8. Au reste, la loi recommandait aux juges de se fier aux témoins plus qu'au nombre des témoignages: Testibus se non testimoniis crediturum; de préférer les déclarations des témoins présents aux déclarations écrites: Alia est auctoritas præsentium testium, alia testimoniorum quæ recitari solent '"; et de ne chercher, dans les témoignages que leur sincérité : Respici oportet ad sinceram testimoniorum fidem et testimonia quibus lux veritatis adsistit ". Le système inquisitorial introduisit dans la législation l'organisation la plus compliquée des témoignages. Nous avons vu, en examinant ce système, que toutes les déclarations des témoins étaient recueillies par écrit, que ces déclarations étaient soumises à une deuxième épreuve par le récolement et la confrontation, et que c'était sur les procès-verbaux de cette procédure que le jugement était prononcé (no 338, 347, 348). Ce jugement, ainsi rendu sans débats sur des dépositions matérialisées par l'écriture, dut soumettre ces dépositions à des règles multipliées, qui parurent nécessaires pour leur donner une valeur probante. De là la théorie des preuves légales, les qualités d'ido + L. 2, Cod. quorum appell. non recip.; 1. 23, Cod., De probationibus; 1. 16, Cod., De pœnis. 2 L. 10, Dig., De testibus. 3 L. 4 et 5, Dig., De test., et l. 6, Cod., De test. 4 L. 6 et 7, Dig., De test. 5 L. 13, 14 et 15, Dig., cod. tit. 6 Cic. pro Flacco; Quintil., lib. V, 1. 3, § 3, Dig., De testibus. 7 Constant., 1. 9, § 1, Cod., De testibus. 8 L. 12, Dig., eod. tit. 9 L. 3, § 3, Dig., eod. tit. 10 L. 3, § 4, Dig., eod. tit. L. 21, § 2, Dig., eod. tit. néité exigées des témoins, les classes distinctes des témoignages et les degrés infinis de probabilité attachés à chaque classe. Les formes bizarres de cette jurisprudence, aussi curieuse qu'extraordinaire, ont été précédemment exposés (no 358 et suivants). La loi du 16-29 septembre 1791 et le Code du 3 brumaire an IV, en rétablissant la déposition orale des témoins et le débat public, ne supprimèrent pas les déclarations écrites de la première information. Mais le législateur eut soin de leur donner un caractère nouveau. « Ces déclarations, portait l'instruction du 29 septembre 1791, ne sont point destinées à faire charge au procès: leur principal objet est de corroborer la plainte, et de servir à l'officier de police pour la conduite qu'il doit tenir envers les personnes inculpées. Lorsque le temps de l'action de police sera écoulé et que la justice sera entrée en connaissance de l'affaire, ces dépositions écrites produiront encore le bon effet de soutenir la conscience des témoins trop pusillanimes, lesquels s'expliqueront avec plus de franchise quand ils se sentiront appuyés sur les déclarations écrites, sans néanmoins être liés par elles..... Il a paru nécessaire, pour ne laisser aucune ambiguité sur la nature de ces déclarations, de spécifier avant tout l'usage auquel elles étaient destinées : le plus grand des inconvénients serait qu'on pût les considérer comme les dépôts des vraies charges du procès, et y chercher la vérité de préférence à ce qui doit résulter des dépositions orales, de l'examen et du débat. » Ainsi, les déclarations écrites, reçues par les officiers de police dans le cours de la première instruction, n'étaient que de simples renseignements et n'avaient aucune force probante. 1831. Notre code, ici comme dans la plupart des dispositions de l'instruction préalable, a puisé dans l'ancienne législation les principaux éléments du système qu'il a adopté. Il établit, d'abord, en se conformant à la fois à cette législation et aux lois de 1791 et de l'an IV, deux auditions de témoins : l'une, préparatoire, devant le juge d'instruction; l'autre, définitive, dans le débat public qui a remplacé les récolements et les confrontations. Mais il est facile de reconnaître, en examinant de près la première de ces auditions, qu'elle s'écarte en tous points des formes prescrites par la législation de l'Assemblée constituante. |