pratique plus que de théorie. L'appréciation du rapport moral qui existe entre le fait dommageable et son auteur, en d'autres termes, l'imputabilité de ce fait, dépend entièrement des circonstances de chaque affaire et rentre dès lors dans le domaine des faits. La Cour de cassation a jugé en conséquence, « que si l'appréciation des faits appartient aux jurés relativement à l'action publique, elle appartient à la Cour d'assises relativement à l'action civile; que tout ce qui se rattache au jugement d'une condamnation demandée par une partie civile, rentre essentiellement dans les attributions de la Cour d'assises1». Et par un autre arrêt, « que la Cour d'assises, devant laquelle une action en dommages-intérêts est formée par suite de l'acquittement des accusés, a non-seulement le pouvoir, mais qu'il est de son devoir de juger le caractère des inculpations sur lesquelles cette action est fondée; que c'est ce qui résulte de l'art. 358, qui, par ces mots, l'accusé pourra obtenir, donnant à la Cour d'assises la faculté et ne lui imposant pas l'obligation d'adjuger des dommages-intérêts à l'accusé acquitté, la met dans la nécessité d'apprécier le caractère de la dénonciation pour pouvoir juger si la demande à laquelle elle sert de fondement doit être accueillie ou rejetée1». 1752. Néanmoins, la doctrine peut fournir quelques règles qui peuvent servir à diriger cette appréciation. La distinction faite par l'ancienne jurisprudence entre les dénonciations calomnieuses, téméraires et fondées sur une erreur juste, est exacte en elle-même; si on la dégage des subtilités dont les anciens légistes l'avaient embarrassée, elle doit être le point d'appui de toutes les solutions judiciaires. La principale difficulté est de séparer nettement la dénonciation téméraire qui peut être la source d'une action civile, de la dénonciation justement erronée qui met son auteur à l'abri de toute responsabilité. En thèse générale, la responsabilité est absolue; elle s'applique à tous les actes imputables qui ont été la cause d'un dommage; les art. 1382 et 1383 du Code civil l'étendent sans exception à tout fait quelconque qui a causé une lésion à autrui, dès qu'il y a faute de la part de l'agent; ce texte ne fait, au reste, que reproduire le principe de la loi romaine : in lege Aquiliâ et levissima culpa venit1. Cette règle s'applique-t-elle en matière de dénonciation? La faute même la plus légère est-elle imputable au dénonciateur? Il est évident que telle n'a pas été l'intention du législateur. Il résulte de la discussion du conseil d'État, que le dénonciateur qui a été de bonne foi, qui a été induit en erreur par des indices graves, qui a été entraîné par une méprise tellement naturelle qu'elle a séduit le juge, ne doit pas être responsable, et c'est pour répondre à cette opinion que les mots pour fait de calomnie ont été insérés dans la loi. Il faut tenir compte, en effet, de l'utilité sociale des dénonciations, des intérêts qui se rattachent à l'exercice du droit de plainte, des causes multiples qui peuvent induire les dénonciateurs en erreur. Il serait difficile d'exiger qu'ils vérifiassent eux-mêmes l'exactitude des faits qu'ils allèguent et qu'ils produisissent des preuves suffisantes pour les établir; il faut seulement leur demander qu'ils les allèguent de bonne foi et avec des indices assez précis pour justifier la dénonciation. La question n'est pas de savoir si cette dénonciation est exacte, mais s'ils ont eu des motifs de la croire telle, et si ces motifs, alors même qu'ils ne se sont pas trouvés fondés, ont été de nature à attacher à cet acte le caractère de la sincérité. Ainsi, la crédulité, quand elle est expliquée par des apparences spécieuses, l'illusion des sens, quand il aurait fallu quelque effort pour s'en défendre, la fausse appréciation des faits, quand ces faits sont matériellement vrais, les inductions erronées, quand elles ne sont qu'une aberration de l'esprit, en un mot, toutes les déviations de la vérité, quand elles sont involontaires et qu'elles sont plus ou moins motivées par les circonstances et les incidents de l'affaire, ne sont point imputables en cette matière : l'ignorance, qui incrimine un fait parce qu'elle ne le comprend pas, la négligence qui reproduit une imputation sans l'examiner, les préventions qui causent la plupart des erreurs, la légèreté même des appréciations, quelque fatales que soient leurs conséquences, n'engagent point la responsabilité des agents: la faute, quand elle est légère, est couverte par la bonne foi. 1 Arr. cass. 30 déc. 1813 et 23 mars 1821 cités suprà. Mais la bonne foi n'est plus une excuse suffisante, si l'erreur du dénonciateur prend le caractère d'une faute grave qui, sans être le dol, semble s'en rapprocher; par exemple, si la dénon1 L. 44, Dig. ad leg. Aquiliam. ciation n'est accompagnée d'aucun indice, si le fait a été recueilli à une source impure et dénoncé avec précipitation, si l'imputation est hasardée et ne se fonde sur aucune présomption raisonnable; in hac actione et dolus et culpa punitur1. La faute suppose une participation indirecte de la volonté de l'agent à l'erreur, soit en ce qu'il n'a pas voulu employer les moyens qu'il avait à sa disposition pour s'éclairer, soit en ce qu'il a agi sous l'influence d'une passion quelconque qui l'a égaré, soit enfin en ce qu'il a été mû par un autre intérêt que l'intérêt de la vérité; tel est celui qui dénonce des faits dont il n'a été ni le témoin ni la victime, et dont il n'a qu'une connaissance imparfaite, ou qui, sur la foi d'un bruit vague, formule une imputation personnelle, ou qui, d'une conjecture faisant une certitude, affirme quand il y a à peine un indice, accuse quand le doute seul est permis, ou enfin qui, dans l'exposé des circonstances, leur imprime un caractère mensonger, soit en exagérant leur importance, soit en supposant des détails inexacts. Cet agent peut être de bonne foi en ce sens qu'il n'a pas l'intention de calomnier; mais il a le tort grave d'induire la justice en erreur par des assertions irréfléchies, téméraires et quelquefois volontairement inexactes. Ce n'est plus là user du droit de plainte, c'est en abuser au détriment de la justice et d'autrui. Ce n'est plus là commettre une faute légère que l'intérêt général de la répression des délits peut faire excuser, c'est tomber dans une faute lourde qui doit d'autant plus peser sur l'agent, qu'il n'a subi aucun entraînement légitime et que les conséquences en sont terribles. La dénonciation est l'un des actes les plus préjudiciables qui puissent atteindre un citoyen, puisqu'elle le blesse dans sa réputation, dans sa position sociale, dans ses intérêts les plus précieux. S'il importe de laisser au droit de dénonciation une certaine latitude, parce qu'il est un auxiliaire utile de l'action publique, il ne faut pas qu'il devienne un instrument des mauvaises passions qui prendraient le prétexte de quelque erreur. A côté des droits de la justice se trouvent ceux de la liberté civile; or le plus sûr fondement des uns et des autres est une sage responsabilité qui n'apporte aucune entrave, qui n'impose même aucune condition aux dénonciations et aux plaintes, mais qui puisse les défendre contre les allégations hasardées et les téméraires imputations; qui ne 1 Paul., 1. 30, § 3, Dig. ad leg. Aquiliam. s'arrête point au dommage causé par une erreur involontaire et difficile à vérifier, mais qui s'applique à tous dommages causés par une faute qu'il serait facile de prévenir, damnum per injuriam datum. 1753. Telle est la distinction qui doit servir de limite à la responsabilité des dénonciateurs. Il ne faut plus rechercher, comme le faisaient les anciens légistes, si celui qui produit une demi-preuve à l'appui d'une dénonciation erronée, ou dont les témoins se sont ultérieurement démentis ou qui a déposé sa plainte dans un mouvement de colère, ou qui a dénoncé un homme infâme ou un crime atroce, n'est pas, à raison de chacune de ces circonstances, excusable; l'excuse n'est pas dans tel ou tel fait, elle est dans la bonne foi justifiée par des indices suffisants pour tromper le dénonciateur. C'est une appréciation de l'intention et des circonstances dans lesquelles l'erreur s'est produite. Cependant il est deux faits qui semblent motiver, non point une excuse absolue, mais une atténuation de l'erreur de la dénonciation. Le premier est l'intérêt de l'agent, la lésion personnelle qu'il a éprouvée, la douleur qu'il a ressentie. La loi romaine excusait chez une personne intéressée ce qu'elle défendait chez une autre : si alius tale quid admiserit, culpæ reus est', et c'est d'après cette règle que les légistes déclaraient excusable le fils qui avait fait une fausse dénonciation, en poursuivant la mort de son père. Il existe, en effet, une différence entre le plaignant qui dénonce une injure personnelle et le dénonciateur qui signale un fait qui lui est étranger. Il semble que le premier, qui exerce en quelque sorte un droit de défense naturelle, doit être moins rigoureusement astreint que le simple dénonciateur qui n'a aucun intérêt aux règles de la responsabilité. Néanmoins, si l'intérêt de la partie peut être en général considéré comme une présomption de la bonne foi, il ne suffit pas pour l'établir; ce n'est pas assez qu'une personne ait été lésée par un crime ou un délit pour qu'elle ait le droit d'imputer impunément ce crime ou ce délit au premier individu qu'elle voudra; il faut des indices même pour étayer la plainte la plus légitime; car cette plainte est un moyen de justice et non d'op1 Inst., lib. 4, tit. III, § 4. pression: si tuendi duntaxat non etiam ulciscendi causâ factum sit'. Le deuxième fait d'atténuation est le fait même de la procédure instruite à la suite de la dénonciation. Le dénonciateur, en effet, peut-il encore ètre responsable lorsque le ministère public a requis une instruction, lorsque cette instruction a fourni des indices graves, lorsque la chambre du conseil a prononcé la mise en prévention? On a vu précédemment qu'il suffisait dans notre ancien droit que l'accusé eût été soumis à la question préparatoire, pour que le plaignant fût excusable de l'erreur de la plainte parce que la question ne pouvait être ordonnée que sur les indices les plus graves. C'est par le même motif que tout jugement de condamnation doit absoudre le dénonciateur, parce que, s'il s'est trompé, le jugement, en sanctionnant son erreur, prouve qu'elle était plausible. La discussion du conseil d'État, qui a été rapportée plus haut, atteste également que cette excuse avait frappé les esprits : « Comment, disait l'archichancelier, punir le particulier qui dénonce une erreur que l'autorité publique a partagée avec lui? » Et M. Target répétait : « L'erreur ne saurait donner un motif de recours dans nos formes actuelles; car elle aurait été partagée non-seulement par le magistrat de sûreté, mais encore par le jury d'accusation. » Cet argument suffit-il pour détruire la responsabilité du dénonciateur? Que la poursuite exercée par le ministère public, que l'ordonnance de mise en prévention intervenue à la suite de l'instruction établissent en faveur de la dénonciation la présomption qu'elle était fondée sur des indices graves, on doit assurément l'admettre. En général, la plainte qui traverse l'épreuve de l'instruction préalable ne saurait être considérée comme ayant été formée légèrement; mais ce n'est là qu'une présomption qui doit céder toutes les fois qu'elle n'est pas confirmée par les faits. Sans doute cette plainte est protégée, quoique légèrement faite, par une condamnation ultérieurement prononcée, et dont elle a été le premier élément; mais, lorsque le résultat de la poursuite a démontré son erreur, n'y a-t-il pas lieu d'examiner s'il ne faut pas faire remonter cette erreur à ce premier acte de la procédure, si elle a été sérieusement portée, si elle énonçait les indices qui ont 1 L. 45, 4, Dig. ad legem Aquiliam. Et conf. Arr. cass. 25 oct. 1816 (J. P., tom. XIII, p. 651). |