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permettre. La Cour n'accordera pas une telle permission lorsqu'elle verra que le dénonciateur a été de bonne foi, qu'il a été induit en erreur par des indices graves. Cette limitation est d'autant plus juste que ce n'est ni le dénonciateur ni la partie civile qui donnent le mouvement : le magistrat de sûreté n'est pas forcé de déférer à leur opinion; la loi veut qu'il suive la sienne, et qu'après avoir reçu la dénonciation, il n'insiste qu'autant qu'il estime luimême qu'il y a lieu de poursuivre. Comment punir le particulier qui dénonce une erreur que l'autorité publique a partagée avec lui? M. Treilhard dit qu'il est hors de doute qu'il ne peut jamais y avoir recours contre les autorités publiques qui ont dénoncé; si elles ont agi méchamment et calomnieusement, l'accusé les prend à partie. M. Defermon dit qu'à l'égard du dénonciateur spontané on pourrait fixer les cas où il serait permis à l'accusé de le poursuivre. - Le ministre de la justice dit qu'aucune législation n'a encore déterminé ces cas, parce qu'il est impossible de les indiquer avec précision, qu'on ne pent que s'en rapporter à cet égard à la prudence du juge. - L'archichancelier dit qu'il serait utile cependant de donner au juge une règle générale. M. Berlier propose de l'autoriser à permettre la poursuite lorsque le dénonciateur sera de mauvaise foi. - M. Target dit qu'en effet on ne peut plus punir dans le dénonciateur que la mauvaise foi et les machinations. L'erreur ne saurait donner un motif de recours dans nos formes actuelles; car elle aurait été partagée non-seulement par le magistrat de sûreté, mais encore par le jury d'accusation. Or l'équité ne permettrait pas d'imposer une peine au dénonciateur pour une méprise tellement naturelle qu'elle a séduit un juge et le jury. »

L'article fut renvoyé à la commission, qui, prenant en considération quelques-unes de ces observations, le modifia sur plusieurs points. Il fut établi que le recours de l'accusé acquitté contre ses dénonciateurs serait motivé par un fait de calomnie; que ce recours n'atteindrait pas les membres des autorités constituées, qui sont tenus de donner avis des crimes et délits dont ils acquièrent la connaissance dans l'exercice de leurs fonctions; enfin que le procureur général serait tenu de faire connaître à l'accusé ses dénonciateurs.

1750. L'addition des mots pour fait de calomnie, introduits

dans l'article 358, a-t-elle eu pour effet de restreindre son application à la dénonciation réellement calomnieuse? Il serait impossible de le soutenir.

Il y a lieu de remarquer, en premier lieu, que l'article 358 établit un double recours en faveur de l'accusé acquitté, d'abord contre la partie civile, ensuite contre ses dénonciateurs. Le deuxième paragraphe porte en effet : « La Cour statuera sur les dommages-intérêts respectivement prétendus, après que les parties auront proposé leurs fins de non-recevoir ou leurs défenses et que le procureur général aura été entendu. » Il est évident que les dommages-intérêts respectivement prétendus par les parties sont ceux qui sont réclamés soit par la partie civile contre le prévenu, soit par le prévenu contre la partie civile. Le troisième paragraphe ajoute ensuite : « L'accusé acquitté pourra aussi obtenir des dommages-intérêts contre ses dénonciateurs. » C'est donc un second recours ouvert à l'accusé, non plus contre la partie civile, mais contre ses dénonciateurs, et l'article 359 confirme cette distinction : « Les demandes en dommages-intérêts formées par l'accusé contre ses dénonciateurs ou la partie civile seront portées à la cour d'assises. » Il résulte de ces textes que la demande en dommages-intérêts formée par l'accusé acquitté contre la partie civile elle-même n'est soumise à aucune condition légale, à aucune restriction quelconque : la loi s'en est référée aux règles générales de la responsabilité, et elle a abandonné aux juges le pouvoir d'appliquer ces règles en appréciant la nature du dommage et la quotité de la réparation.

Ce n'est qu'en ce qui concerne l'action de l'accusé contre ses dénonciateurs que la loi a ajouté qu'il pourrait obtenir des dommages-intérêts contre eux pour fait de calomnie. Cette addition, on vient de le voir, était destinée dans la pensée du conseil d'État à restreindre cette action au cas où la dénonciation serait empreinte de mauvaise foi. Les dénonciateurs, en effet, ne sont pas parties au procès comme la partie civile; leur intervention se borne au dépôt de leur dénonciation entre les mains d'un officier public; il paraît donc naturel que leur responsabilité soit moins étendue que celle d'une partie qui a mis l'action publique en mouvement et qui participe aux actes de l'instruction. Toutefois, si telle a été l'intention des rédacteurs du Code, il ne nous semble pas qu'elle ait été suffisamment formulée.

En effet, par ces mots pour fait de calomnie, la loi a-t-elle voulu dire que l'accusé ne pourrait demander des dommagesintérêts à ses dénonciateurs que lorsque la plainte renfermerait les éléments du délit de dénonciation calomnieuse? Il nous paraît que tel ne peut être son véritable sens, puisque les dommagesintérêts ne sont que la réparation du préjudice qu'il a souffert, puisque ce préjudice peut aussi bien résulter d'une faute que d'un délit, d'une dénonciation irréfléchie que d'une dénonciation calomnieuse, puisque l'action de l'accusé acquitté ne peut avoir d'autre objet que l'application d'une responsabilité purement civile. S'il ne s'agissait que du délit de dénonciation calomnieuse, pourquoi le § 4 de l'article 358 placerait-il à l'abri de cette responsabilité les membres des autorités constituées qui ont donné avis des crimes et délits qu'ils ont découverts dans leurs fonctions? On comprend qu'ils ne soient pas responsables de la précipitation avec laquelle ils ont pu transmettre ces avis; mais comment ne le seraient-ils pas d'une fausse dénonciation qu'ils auraient faite sciemment? S'il ne s'agissait que du délit de dénonciation calomnieuse, pourquoi l'article 359, dans le cas où l'accusé acquitté n'a connu son dénonciateur qu'après le jugement, prescrivait-il que la demande en dommages-intérêts sera portée au tribunal civil? Ensuite, si cette demande en dommages-intérêts n'est que l'action civile résultant du délit de dénonciation calomnieuse, faut-il admettre que la cour d'assises soit appelée à statuer sur les intérêts civils motivés par un délit qui pourra être ultérieurement poursuivi devant la juridiction correctionnelle? Faut-il admettre que, par un renversement de la règle posée par l'article 3 du Code d'instruction criminelle, l'action civile devienne en quelque sorte dans ce cas préjudicielle à l'action publique? Et puis, comment comprendre que la réparation du dommage soit subordonnée au caractère pénal du fait dommageable, de sorte que s'il manque au délit de dénonciation calomnieuse un seul de ses éléments, l'accusé, quelque préjudice qu'il ait subi, quelque répréhensible que soit le fait qui l'a causé, ne pourra demander aucune indemnité? La loi a-t-elle donc posé une si étrange exception au principe de la responsabilité? Ce principe, consacré par les articles 1382 et 1383 du Code civil, oblige tout homme qui a causé par sa faute un dommage à autrui à le réparer et le déclare responsable du tort occasionné même par sa négligence ou son imprudence. Telle est la règle générale: pour qu'il y ait responsabilité, il suffit qu'il y ait faute. Le délit peut l'aggraver, il n'en est pas la condition nécessaire; la seule condition de la responsabilité est que le fait dommageable soit imputable à son auteur1. Or, parmi les faits imputables, en est-il de plus grave que l'acte qui fait planer une fausse accusation sur une personne innocente et la livre à une poursuite judiciaire? Comment prétendre que celui qui dénonce des faits sans les avoir vérifiés et qui les impute à un tiers, même sans intention de calomnier, mais sans rechercher préalablement la vérité de cette imputation, n'est pas responsable d'une dénonciation aussi téméraire? La loi a formellement accepté cette conséquence d'un principe qui s'applique à tous les actes humains et auquel elle n'a voulu apporter aucune limite. Elle a nettement déclaré, en effet, que l'accusé acquitté peut obtenir des dommages-intérêts, non pour délit, mais simplement pour fait de calomnie; elle a donc voulu attacher la réparation civile, non-seulement au délit, mais au fait calomnieux qui peut en avoir la gravité matérielle sans en prendre le caractère pénal; elle a voulu atteindre la dénonciation dont la fausseté, sans être passible d'une mesure pénale, peut néanmoins ètre imputée au dénonciateur; elle a voulu enfin non-seulement réparer le mal causé par le délit, mais aussi les conséquences non moins graves quelquefois d'une imputation hasardée, faite sans intention de nuire mais avec légèreté, et qui, sans avoir la criminalité de la calomnie, produit le même effet.

1751. La jurisprudence n'est nullement contraire à cette doctrine. Un premier arrêt du 30 décembre 1813 distingue la dénonciation calomnieuse et la dénonciation téméraire, mais les soumet l'une et l'autre à la responsabilité civile. Cet arrêt porte « que la demande en dommages-intérêts formée par les accusés acquittés se référait à une dénonciation juridique faite aux officiers de justice; qu'elle se rattachait donc à l'article 373 du Code pénal; que si, par une dérogation au droit commun, les cours d'assises sont autorisées à prononcer sur les demandes en dommages-intérêts qui ont leur base dans les dénonciations judiciaires, elles ne peuvent prononcer de condamnation que lorsque, conformément à l'article 373, la dénonciation juridique a été calomnieuse, à

1 L. 5, § 2, 29, 54 et 52, § 1, Dig. ad legem Aquiliam.

dessein de nuire, ou téméraire et indiscrète1». Un second arrêt du 25 octobre 1816 continue la même distinction en déclarant « que c'est la mauvaise foi et l'intention coupable qui peut imprimer à la dénonciation le caractère de calomnie et en faire le délit prévu par l'article 373; qu'il n'en est pas ainsi d'une dénonciation faite devant l'autorité et non répandue dans le public par le fait de son auteur; que cette dénonciation peut avoir un objet utile à la société; qu'elle peut être faite de bonne foi, et que si si elle peut donner lieu à des dommages-intérêts devant les tribunaux civils lorsqu'elle a été faite avec trop de légèreté, elle ne peut prendre le caractère de délit que lorsqu'elle a été faite méchamment et à dessein de nuire». Enfin, un troisième arrêt du 23 mars 1821, plus explicite que les deux premiers, décide << que pour que les inculpations qui, dirigées contre des individus dénommés dans une dénonciation faite à la justice, ont donné lieu contre eux à des poursuites criminelles, puissent, lorsque leur fausseté est reconnue par l'événement du procès, motiver une condamnation de dommages-intérêts contre les dénonciateurs, il faut qu'on ne puisse les imputer qu'à la méchanceté ou au dessein coupable de nuire, et qu'elles offrent ainsi les caractères du délit de la calomnie, ou qu'au moins elles aient été l'effet de l'indiscrétion, de la légèreté, de l'inconsidération, et soient conséquemment des motifs suffisants d'une demande en réparation civile ».

Ainsi la dénonciation engage la responsabilité du dénonciateur et peut donner lieu à une action en dommages-intérêts contre lui: 1o lorsqu'elle est calomnieuse, 2o lorsqu'elle est irréfléchie et téméraire. Il y a lieu même de remarquer que cette action n'appartient pas seulement à l'accusé acquitté; elle appartient, aux termes de l'art. 366, même à celui qui n'a été qu'absous,; l'absolution suppose à la vérité un fait matériel qui, quoiqu'il échappe à la loi pénale, peut faire présumer la bonne foi du dénonciateur; mais ce n'est là qu'une présomption qui peut être combattue par les termes de la dénonciation et les circonstances où elle est intervenue.

Le principe ainsi posé, son application est une question de

1 Arr. cass. 30 déc. 1813 (J. P., tom. II, p. 857). 2 Arr. cass. 25 oct. 1816 (J. P., tom. XIII, p. 651). 3 Arr. cass. 23 mars 1821 (J. P., tom. XVI, p. 477)..

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