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punie. C'était la fraude, c'était le dessein de nuire par une fausse accusation, que la loi saisissait'; c'était le crime de calomnie. A la vérité, l'accusateur pouvait, dans certains cas, être poursuivi actione injuriarum; mais il fallait alors prouver que son accusation avait été portée vexandi causa. Au surplus, les peines même de la calomnie, d'abord purement pécuniaires, ne semblèrent revêtir quelque sévérité qu'à une époque où les accusations, pouvant déjà être suivies d'office, ne dépendaient plus entièrement de l'intervention des parties *.

1747. Notre ancienne législation, en séparant l'action publique et l'action civile, et en plaçant ces deux actions dans des mains différentes, fut naturellement amenée à demander aux dénonciateurs un compte plus rigoureux de la vérité de leurs imputations; à mesure que leur concours devenait moins nécessaire, leur responsabilité devait s'aggraver. Une ordonnance de Phi lippe IV, de 1303, voulait que toute personne qui avait été la cause d'une détention injuste fût condamnée à indemniser le détenu: Si aliquis aliquem fecerit in carcere detineri injustè, puniatur in expensis reddendis capto, seu detento, et pro eo solvere prisonagiuni teneatur. L'art. 88 de l'ordonnance d'août 1539 portait : « qu'en toutes matières... criminelles, il y aura adjudication de dommages et intérêts procédans de l'instance et de la calomnie ou témérité de celui qui succombera en icelles. » L'art. 73 de l'ordonnance d'Orléans, de janvier 1560, était ainsi conçu : « Nos procureurs ou des hauts justiciers seront tenus nommer le dénonciateur s'ils en sont requis, après que l'accusé aura obtenu jugement et arrest d'absolution, afin de recours des dépens, dommages et intérêts contre qui il appartiendra. » Enfin, l'art. 7, titre III, de l'ordonnance de 1670 était ainsi conçu : « Les accusateurs et dénonciateurs qui se trouveront mal fondés seront condamnés aux dépens, dommagesintérêts des accusés, et à plus grande peine s'il y échet: ce qui aura lieu à l'égard de ceux qui ne se seront pas rendus parties, si leurs plaintes sont jugées calomnieuses. »

1 Gaius, 1. 233, Dig., De verb. sig. : - Calumniatores appellati sunt quia per fraudem et frustrationem alios vexarint litibus. Paul. 1. 6, § 4, Dig. ad S. C. Turp.: Calumniæ causâ puniuntur qui in fraudem...

2 Ulp., 1. 13, § 3, Dig., De injuriis.

3 Ibid., 1. 1, Dig., De calumn.

4 L. 3, Cod., De abolition.

5 Ord. de Béziers pour la sénéchaussée de Toulouse, art. 7 et 8,

Il est évident que cette législation allait plus avant que la loi romaine : ce n'était plus seulement la dénonciation calomnieuse ou vexatoire qu'elle incriminait, c'était la dénonciation téméraire, erronée ou mal fondée; c'était la simple faute d'une partie qui porté une accusation avec précipitation ou légèreté. Néanmoins, les anciens légistes, imbus des textes des lois romaines et les amalgamant avec ceux des ordonnances, avaient posé quelques règles qui tendaient sans cesse à restreindre cette responsabilité. Ils distinguaient la dénonciation calomnieuse, la dénonciation téméraire et la dénonciation fondée sur une erreur juste. La dénonciation calomnieuse, qui avait pour élément nécessaire la fraude et l'intention de nuire, constituait un crime passible d'une peine afflictive. La dénonciation téméraire, exempte de fraude, mais entreprise sans intérêt et sans aucun soupçon raisonnable, témoignait de l'imprudence de son auteur et pouvait lui faire encourir une condamnation à des dommages-intérêts. Enfin, la dénonciation fondée sür une erreur juste était celle qui était justifiée par la bonne foi du dénonciateur, par le préjudice qu'il avait souffert et par quelques présomptions: elle n'était passible d'aucune peine, soit afflictive, soit pécuniaire 1.

Mais quelles dénonciations étaient réputées téméraires, quelles étaient fondées sur une erreur juste ? C'est sur ce point que les distinctions s'étaient multipliées. Le dénonciateur était déchargé de toute action en dommages-intérêts, toutes les fois qu'il avait cu une cause légitime de dénoncer, et cette cause légitime était considérée comme existante, 1o lorsque le dénonciateur avait produit un seul témoin, lors même que ce témoin, après lui avoir promis son témoignage contre le prévenu, ne l'avait pas donné3;

1 Hipp. de Marsiliis, in proc. crim., § Superest, n. 10; Farinacius, quæst. 16; Covarruvias, quæst. 27; Seb. Guazzinus, Def. cap. XIII; Julius Clarus, quæst. 7; Jousse, tom. III, p. 193; Muyart de Vouglans, Inst. crim., p. 191; Serpillon, tom. I, p. 409.

2 Guazzinus, Def. 3, cap. 13, n. 56 et 57; Farinacius, quæst. 16, n. 13 et 73; Baïardus, in Julius Clarus, quæst. 62, n. 22; Covarruvias, Pract. quæst, c. 27.

3 Marsiliis, § Constanti, n. 97; Mascardus, De probat. concl. 24; Farinacius, quæst. 16, n. 51 et 61; J. Clarus, quæst. 62, n. 8; Menochius, cas. 172, no 9, et cas. 321, n. 19.

2o lorsqu'il avait oui dire par des personnes dignes de foi que le prévenu avait commis le fait imputé1; 3° lorsque le prévenu était connu comme un vagabond, ou s'il était noté publiquement par une conduite scandaleuse *; 4o lorsque la dénonciation était fondée sur un bruit public*; 5o lorsqu'elle était fondée sur quelque indice, lors même que cet indice était insuffisant pour motiver une information, licet non fuerit sufficiens ad inquirendum ; 6o à plus forte raison, lorsque les indices produits avaient paru suffisants pour soumettre le prévenu à la torture; 7° lorsque le dénonciateur avait pu être entraîné par une juste douleur, s'il poursuivait l'injure faite à ses enfants, à son père, à sa femme. Enfin, toute responsabilité cessait s'il s'agissait de certains crimes atroces dont la découverte importait à l'État, ou si les dénonciations avaient été portées par des femmes. »

1748. Notre législation s'est bornée à reproduire le principe de responsabilité qu'elle trouvait dans la législation antérieure, sans descendre aux distinctions de la jurisprudence qui l'avaient affaibli. L'art. 66 du Code d'instruction criminelle déclare que les

1 Julius Clarus, quæst. 62, n. 8; Menochius, cas. 231, n. 20; Mascardus, concl. 253, no 22; Farinacius, quæst. 16, n. 50; Guazzinus, Def. 3, cap. 13,

n. 21 et 22.

2 Julius Clarus, quæst. 72, n. 8; Farinacius, quest. 16, n. 61; Menochius, cas. 521, n. 29; Guazzinus, loc. cit., n. 26; Muyart de Vouglans, Inst. crim., p. 192.

3 Serpillon, tom. I, p. 409.

4 Guazzinus, loc. cit., n. 40.

5 Farinacius, quæst. 16, n. 62; Julius Clarus, quæst. 62; Guazzinus, loc. cit.,

n. 38; Jousse, tom. III, p. 207.

6 Julius Clarus, quæst. 62, n. 6; Menochius, cas. 321, n. 24; Muyart de Vouglans, Inst. crim., p. 192.

7 Farinacius, quæst. 16, n. 57; Julius Clarus, quæst. 62, no 30; Menochius, cas. 321, n. 16; Muyart de Vouglans, Inst. crim., p. 192. L'article 4 de l'ordonnance de Louis XIV de juillet 1682 portait : « Nous voulons que tous ceux, sans exception, qui auront connoissance, qu'il aura été travaillé à faire du poison, qu'il en aura été demandé ou donné, soient tenus de dénoncer incessamment ce qu'ils en sauront, sans que les dénonciateurs soient sujets à aucune peine, ni même aux intérêts civils, lorsqu'ils auront déclaré ou articulé des faits ou des indices considérables, qui se seront trouvés conformes à leur dénonciation, quoique dans la suite les personnes comprises dans lesdites dénonciations soient déchargées des accusations. »

8 Propter fragilitatem sexûs. Farinacius, quæst, 16, n. 52; Guazzinus, loc. cit.,

no 30.

plaignants qui se sont désistés de la qualité de partie civile « ne sont pas tenus depuis que le désistement aura été signifié, sans préjudice néanmoins des dommages-intérêts des prévenus, s'il y a lieu ». Les art. 159 et 191 disposent que les tribunaux de police et les tribunaux correctionnels, si le fait ne présente ni délit ni contravention, annuleront la citation et statueront sur les demandes en dommages-intérêts. L'art. 358 décide que l'accusé acquitté pourra aussi obtenir des dommages-intérêts contre ses dénonciateurs pour fait de calomnie, et que le procureur général sera tenu, sur la réquisition de l'accusé, de lui faire connaître ses dénonciateurs. Enfin, l'article 373 du Code pénal est ainsi conçu : « Quiconque aura fait par écrit une dénonciation calomnieuse contre un ou plusieurs individus, aux officiers de justice ou de police administrative ou judiciaire, sera puni d'un emprisonnement d'un mois à un an et d'une amende de 100 à 3,000 francs. »

Il résulte évidemment de ces textes que la loi a divisé en deux classes distinctes les dénonciations qu'elle considère comme pouvant engager la responsabilité de leurs auteurs : les dénonciations calomnieuses, qu'elle range parmi les délits et qu'elle punit d'une peine correctionnelle, et les dénonciations qui, sans être calomnieuses, peuvent néanmoins donner lieu à une action en dommages-intérêts. Ainsi la responsabilité des dénonciateurs est pénale lorsque la dénonciation réunit les éléments du délit, et simplement civile lorsque, quelque répréhensible qu'elle soit, elle échappe à l'application de la peine. Les conditions de la première de ces responsabilités ont été exposées dans un autre livre'; il faut essayer de poser ici les éléments de la seconde.

1749. L'article 358 du Code d'instruction criminelle a gardé dans ses termes une certaine ambiguïté qu'il faut avant tout dissiper. Cet article déclare que l'accusé acquitté peut obtenir des dommages-intérêts pour fait de calomnie. Quel est le sens de ces derniers mots? En remontant à la rédaction de notre Code, on voit que le projet était ainsi conçu : « Lorsque l'accusé aura été déclaré non coupable, la Cour de justice l'acquittera de l'accusation et statuera immédiatement sur les dommages-intérêts prétendus par la partie civile, après que celle-ci aura proposé ses

1 Théorie du Code pénal, 4e édit., tom. IV, n. 1658.

fins de non-recevoir ou ses défenses et que le procureur général aura été entendu. L'accusé acquitté pourra aussi poursuivre par voie civile ses dénonciateurs pour des dommages-intérêts. » Cette disposition autorisait une double action contre la partie civile et contre les dénonciateurs. Le conseil d'État, en examinant le projet, s'arrêta à cette dernière et voulut la restreindre. Voici le texte de la discussion qui s'éleva à ce sujet :

« L'archichancelier de l'empire dit que la dernière disposition de cet article, autorisant l'accusé acquitté à répéter des dommages-intérêts contre ses dénonciateurs, semble l'autoriser aussi à forcer le procureur général de les lui indiquer. Il serait utile de corriger par quelques autres dispositions les abus et les désordres auxquels celle-ci peut donner lieu. L'accusé absous pourrait en conclure qu'il a le droit de poursuivre même les hommes publics obligés par état de dénoncer les délits qu'ils découvrent en exerçant leurs fonctions. M. Oudart dit que si autrefois l'accusé absous a eu le droit de se faire nommer ses dénonciateurs, c'est parce que les dénonciateurs étaient portés sur un registre secret; mais qu'aujourd'hui il n'est plus besoin de les lui indiquer, puisqu'il a la copie de tous les actes de la procédure. M. Treilhard

dit que l'article n'est applicable qu'aux particuliers qui se portent spontanément pour dénonciateurs, mais qu'il ne concerne pas les fonctionnaires publics, qui sont dénonciateurs d'office. Le ministre de la justice dit que l'accusé absous n'a jamais de recours contre le dénonciateur d'office, mais que cette règle ne suffit pas, qu'il faut que le recours, même contre le dénonciateur spontané, ne soit ouvert que quand la Cour, d'après les circonstances, croit devoir l'autoriser. L'archichancelier dit que la dénonciation est un devoir imposé non-seulement aux autorités publiques, mais encore aux citoyens en beaucoup de circonstances. Le Code civil déclare incapable de succéder l'homme qui n'a pas poursuivi l'assassin du parent à la succession duquel il est appelé. Serait-il possible que, pour avoir obéi à la loi, les citoyens se vissent, indéfiniment et dans tous les cas, exposés à des poursuites? L'article doit donc être retouché. On convient généralement que le recours ne doit pas être permis à l'accusé absous contre des dénonciateurs d'office. Il faut d'abord énoncer cette restriction. Ensuite il ne faut pas donner à l'accusé absous le droit indéfini de poursuivre son dénonciateur, mais seulement autoriser la Cour à le lui

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