LIVRE QUATRIÈME. DE L'INSTRUCTION ÉCRITE. CHAPITRE PREMIER. IDÉE GÉNÉRALE DE L'INSTRUCTION ÉCRITE. 1534. Ce volume est consacré à l'instruction préalable qui se fait avant l'audience. 1535. Définition de l'instruction préalable et ses caractères principaux. 1536. Cette procédure est placée tout entière entre les mains du juge d'instruction. 1537. Nécessité de cette procédure préliminaire pour éclairer la marche de la justice. 1538. Les inconvénients qu'elle présente sont inhérents à sa nature et peuvent seulement être atténués. 1539. Division de cette matière et indication de ses principales divisions. 1534. Nous arrivons à l'une des matières les plus difficiles et les plus importantes de ce traité, à l'information préalable que dirige le juge d'instruction, à la procédure écrite qui précède la procédure orale. Nous avons exposé, dans nos tomes I et II, l'organisation de l'action publique et de l'action civile. Nous avons traversé, dans notre tome III, l'information sommaire (inquisitio generalis) que recueille la police judiciaire et qui transmet au juge les premiers errements de l'instruction qu'il va suivre. Nous abordons maintenant cette instruction (inquisitio specialis) qui commence l'œuvre de la justice, et sans nous écarter de l'ordre des matières de notre Code, nous allons la parcourir dans toutes ses phases, en examiner toutes les règles, en scruter tous les actes. La procédure criminelle se divise en deux parties : l'instruction préalable qui se fait avant l'audience et qui réunit les éléments de la mise en accusation, et l'instruction définitive qui se fait à l'audience même et qui fournit au juge les éléments du jugement. Cette distinction est dans la nature des choses: elle sépare deux séries d'actes et de formalités qui n'ont ni le même caractère ni la même fin, deux procédures différentes dans leur principe et dans leurs formes. Il ne s'agit encore que de l'instruction préalable; c'est cette matière qui fera l'objet de ce volume. 3 1535. L'instruction préalable est en général une enquête judiciaire qui a pour objet de rechercher toutes les circonstances, de réunir tous les documents, et de provoquer toutes les mesures conservatoires qui sont nécessaires soit pour apprécier les faits incriminés, soit pour assurer l'action de la justice. Pierre Ayrault disait : « L'instruction, c'est l'âme du procès'; » un ancien praticien ajoutait : « Elle lui donne l'être et la forme». Et, en effet, la mission de cette enquête, c'est de rassembler tous les matériaux du procès, c'est d'éclairer le juge par ses investigations, ses visites de lieux, ses auditions de témoins et ses inter-rogatoires ; c'est de lui désigner les indices qu'il doit suivre, les documents qu'il doit consulter, les preuves auxquelles il doit s'attacher, c'est, en un mot, de préparer à l'avance le terrain et les armes de la lutte judiciaire. Elle n'a pas pour but la manifestation complète de la vérité, elle fournit seulement les moyens de l'obtenir; elle ne recherche point la culpabilité des agents, mais la présomption de cette culpabilité; elle ne donne point ses bases au jugement, mais seulement à l'accusation. Elle diffère donc essentiellement de l'instruction définitive qui se fait devant les juges eux-mêmes et dans laquelle ils puisent leur décision; elle n'a dès lors ni les mêmes formes, ni les mêmes garanties. Elle est écrite, tandis que l'autre est orale; secrète, lorsque celle-là est publique; elle ne connaît ni les solennités ni les nullités de l'audience; enfin elle est faite devant un seul juge que la loi ne délègue que pour instruire, tandis que l'instruction définitive se déroule devant la juridiction qui a le pouvoir de juger. Telles sont les lignes profondes qui séparent l'information et l'examen, la procédure préalable et le débat de l'audience : l'une 1 Inst. jud., liv. I, no 5. 2 Bruneau, Max. sur les mat. crim., p. 63. 3 Renalzi, Elem. jur. crim., tom. III, p. 60: An delictum commissum? d quo commissum sit? quænam circumstanciæ in crimine committendo intercesserint? 4 Niccolo Niccolini, Della instruzione delle pruove, p. 15: « L'instruzione è il principio, la preparazione della materia dello processo. » prépare la discussion, l'autre la décision définitive, l'une établit des présomptions, l'autre des preuves, l'une est sommaire et n'affecte aucune solennité, l'autre est accompagnée de formes nécessaires et solennelles. Et toutefois, ainsi qu'on le verra plus loin, resserrée dans ces limites, affaiblie par son caractère provisionnel et par le secret de ses actes, cette procédure exerce une influence réelle, trop puissante même, non-seulement sur la poursuite, mais sur le débat et sur le jugement même. La loi s'est bornée à poser le droit de ces investigations; elle n'en a peut-être pas suffisamment réglé les effets. L'instruction préalable se compose de tous les actes qui peuvent conduire le juge à la manifestation de la vérité 1. Elle commence au réquisitoire ou à la plainte qui saisit la justice en lui dénonçant le fait incriminė; elle se termine à la décision qui déclare s'il y a lieu de prononcer le renvoi du prévenu ou sa mise en prévention. Elle comprend toutes les mesures autorisées par la loi qui peuvent servir à constater l'existence, le caractère et le mode de perpétration du fait dénoncé, toutes les précautions qui peuvent paraître nécessaires à l'accomplissement de la mission de la justice. Les plus importants de ces actes sont les transports sur les lieux, l'audition des témoins, les visites domiciliaires, la saisie et la vérification des pièces de conviction, les expertises, les commissions rogatoires, la délivrance des mandats d'arrestation, l'interrogatoire des inculpés, enfin leur mise en liberté sous caution ou leur mise au secret. 1536. Cette procédure préliminaire est placée tout entière entre les mains du juge d'instruction. Toutes les mesures qu'elle autorise, tous les actes qui la constituent sont livrés au pouvoir presque discrétionnaire de ce juge: il est seul chargé de procéder aux recherches, de vérifier les indices, de constater les faits; il appelle et 'questionne les témoins; il décrète d'arrestation et interroge les inculpés; il apprécie quels actes sont nécessaires à l'instruction et les ordonne; son pouvoir, que la loi n'a point défini, est presque illimité; fondé sur la nécessité d'éclairer et de sauvegarder à la fois l'action de la justice, il s'étend à toutes les mesures qui peuvent présenter ce résultat. Ce sont ces hautes et redoutables fonctions du juge d'instruc1 L'arte di condurre il giudice alla ricerca della verità, Niccolini, p. 16. tion, ce sont tous les actes de la procédure qu'il dirige et qu'il accomplit lui-même, qui vont faire l'objet de notre examen. Il est sans doute inutile de faire ressortir la gravité du sujet et l'importance des questions qui vont nous occuper. Aucune matière n'intéresse à un plus haut degré les intérêts de l'ordre social et ceux de la liberté civile. Nous nous proposons d'établir les principes qui doivent dominer et régir toutes les instructions criminelles, de définir les pouvoirs des juges et les garanties des inculpés, et de poser, en cherchant à les concilier, les droits de la justice et ceux des citoyens. 1537. L'instruction préalable est une institution indispensable à la justice pénale. Toutes les législations, ainsi qu'on le verra tout à l'heure, en ont fait, avec des formes diverses et des pouvoirs plus ou moins limités, l'un des premiers fondements de l'action judiciaire. Ayrault a donc pu dire avec certitude : « Je n'ay point de souvenance que aucune nation en ait aultrement usé'; » et la raison en est simple : « La loi d'ouïr un accusé et de faire et parfaire son procès avant que le juger est loi partout et son origine procède de la droite et éternelle raison *. » Et, en effet, la justice pourrait-elle accomplir sa mission, si elle n'avait pas le pouvoir d'instruire les procès qu'elle doit juger, c'est-à-dire de constater, dans leurs plus minutieux détails, les faits et leurs circonstances, de rechercher les moyens de les prouver et de préparer les preuves qu'elle doit débattre? Tous ses actes doivent nécessairement être empreints d'activité et de prudence, de vigilance et de circonspection. Car, si elle maintient l'ordre de la cité, si elle protége la vie et les propriétés des citoyens, elle doit assurer en même temps leurs droits et leur liberté; si elle doit atteindre tous les délits, elle ne doit poursuivre que les faits qui sont ainsi qualifiés par la loi; si elle doit faire luire aux yeux du coupable la certitude de la punition, elle doit préserver l'innocent de la possibilité même d'une prévention injuste; en un mot, en sauvegardant tous les droits, elle doit n'en blesser aucun. Les investigations, l'examen des faits, l'exacte vérification des indices, toutes les mesures qui tendent à constater avant d'agir sont donc la loi de son action, et par conséquent, 1 Inst. jud., liv. I, p. 4. 2 Ibid., liv. I, p. 7. |