néral. Notre droit public a proclamé le principe que « nul ne peut être distrait de ses juges naturels1 >>; or, les juges naturels d'un prévenu « ne sont autres que ceux désignés par l'article 23 du Code d'instruction criminelle, c'est-à-dire ceux de son domicile, du lieu où le crime a été commis et du lieu où ce prévenu a été arrêté ». En effet, ces juges sont ceux qu'il a en quelque sorte élus lui-même ou par le fait de sa résidence habituelle ou accidentelle, ou par le fait de la perpétration de l'acte incriminė sur le territoire de leur juridiction. Mais, en même temps, ces juges sont ceux que l'intérêt social de la répression des crimes et des délits désigne à la poursuite, parce que c'est au lieu de la perpétration ou de la résidence que se trouvent les preuves, que la justice peut développer plus promptement son action, que la punition peut être plus exemplaire. Il suit de la que ces règles sont immuables et que, dans aucun cas, elles ne peuvent fléchir, à moins que la loi elle-même n'ait autorisé une dérogation. Dans notre ancien droit, la prorogation de juridiction n'était point, en général, admise en matière criminelle *. Cependant, quelques auteurs soutenaient que tout juge compétent ratione materiæ pouvait connaître d'un crime, quoique d'ailleurs il ne fût juge ni du lieu du délit, ni du domicile des parties, lorsque le plaignant et l'accusé y donnaient leur plein et libre consentement 4. M. Merlin a cru que cette opinion était consacrée par l'article 3 du titre Ior de l'ordonnance de 1670; mais c'est une erreur; cet article ne faisait qu'enlever au prévenu, traduit devant le juge de son domicile, le droit de demander son renvoi devant le juge du lieu du délit, aussitôt que les confrontations avaient commencé. Cette question ne peut plus s'élever aujourd'hui. Ni la volonté de l'accusé, ni même celle du ministère public, fussent-elles simultanées, ne pourraient proroger la compétence du juge d'instruction au delà de ses limites légales. Vainement on allèguerait que devant tel tribunal, qui ne serait celui ni du lieu du délit, ni du lieu de la résidence, la vérité aurait plus de chances de se manifester; l'ordre des juridictions domine toutes les circonstances des faits, toutes les considérations qu'on pourrait faire valoir dans chaque procès. Que si, en matière civile, l'acquiescement des parties peut couvrir l'incompétence à raison du lieu, parce que cette incompétence n'a été établie que dans un intérêt privé, il n'en est plus ainsi en matière criminelle, parce que la compétence en cette matière est fondée sur un intérêt public qu'il n'appartient aux parties ni de faire fléchir, ni de discuter. 1 Const. du 3 sept. 1791, chap. V, art. 4; Charte, art. 52; Const. de 1848, art. 4. 2 Arr. cass. 10 févr. 1842 (Bull., no 24). 3 Ord. 1670, tit. XXV, art. 3; Jousse, tom. I, p. 428. 4 Julius Clarus, quæst. 42, n. 1 et 2; Farinacius, quæst. 7, n. 3. 5 Quest. de droit, ve Incompétence. 1694. Il suit de là que l'exception d'incompétence peut être invoquée en tout état de cause. Cette conséquence a été plusieurs fois consacrée par la Cour de cassation. On lit dans un arrêt « que les juridictions sont d'ordre public, et qu'il n'est pas au pouvoir des parties de se choisir des juges et de leur conférer une compétence et des attributions qu'ils ne tiendraient pas de la loi; que si, en matière civile, la loi distingue entre l'incompétence à raison de la matière et la compétence à raison du lieu, et si celle-ci doit être proposée préalablement à toute exception et défense, tandis que l'autre peut l'être en tout état de cause et ne peut être couverte par l'acquiescement des parties, c'est parce que les parties peuvent renoncer à l'attribution spéciale faite à certains tribunaux, dans leur intérêt privé plutôt que dans l'intérêt public; qu'il en est autrement en matière criminelle; qu'en cette matière tout ce qu'ordonne la loi est prescrit dans l'intérêt public, puisque tout ce qui touche à l'honneur, la liberté et la sûreté des citoyens intéresse le public; que le Code d'instruction criminelle ne distingue pas entre l'incompétence à raison du lieu du domicile du prévenu ou du lieu où le crime a été commis et toute autre incompétence; que l'article 69 de ce Code ordonne impérativement au juge d'instruction, qui ne serait ni celui du délit, ni celui de la résidence des prévenus, ni celui du lieu où il pourra être trouvé, de renvoyer la plainte devant le juge d'instruction qui peut en connaître; que, dans l'espèce, le délit dont il s'agit aurait été commis dans l'arrondissement d'Amiens, et non dans celui de Paris, et que la résidence des prévenus est dans le même arrondissement; que, dès lors, en jugeant que les prévenus avaient pu, en cause d'appel, exciper de l'incompétence ratione loci, dont ils ne s'étaient point prévalus en première instance, la cour d'Amiens s'est conformée aux principes de la matière 1. » Néanmoins, l'exception ne serait plus recevable, si le jugement émané d'une juridiction incompétente avait acquis force de chosé jugée *. 1695. L'exception d'incompétence, puisqu'elle peut être proposée en tout état de cause, peut donc être élevée devant le juge d'instruction. Elle peut être élevée soit à raison de ce que la matière ne rentre pas dans ses attributions, soit à raison de ce que la qualité du prévenu le rend justiciable d'un autre juge, soit à raison de ce que le juge saisi n'est celui ni du territoire sur lequel le délit a été commis, ni du territoire sur lequel le prévenu a été arrêté, ni de celui sur lequel il réside habituellement. Dans ces trois hypothèses, ses effets sont les mêmes. Comme le juge incompétent, soit à raison de la matière, soit à raison de la qualité du prévenu, soit à raison du lieu, ne peut jamais devenir compétent, il s'ensuit que l'incompétence est absolue. La distinction établie en matière civile entre l'incompétence absolue et l'incompétence relative n'a point d'application en matière criminelle, si ce n'est pour indiquer les cas où le juge d'instruction, même incompétent, peut procéder aux premiers actes de l'information: il ne peut exister d'incompétence relative là où elle ne peut être couverte par aucune adhésion des parties, où le juge ne peut puiser dans ses actes une autorité que la loi ne lui a pas déléguée, où la loi, enfin, n'a établi ni un droit de prévention entre les juges, ni d'autre déchéance contre l'exception elle-même que la force de la chose jugée 3. Cela posé, comment doit agir le juge d'instruction lorsque l'exception d'incompétence lui est opposée? L'article 539 du Gode d'instruction criminelle lui reconnaît, en thèse générale, le droit de statuer sur cette exception : « Lorsque le prévenu ou l'accusé, l'officier chargé du ministère public ou la partie civile, aura excipé de l'incompétence d'un tribunal de première instance ou d'un juge d'instruction, ou proposé un déclinatoire, soit que 1 Arr. cass. 13 mai 1826 (Dalloz, tom. II, p. 330). 2 Voy. sur ce point no 992. Cass. 10 juillet 1806, 12 oct. 1811 (Dev., tom. II, p. 264, et tom. III, p. 546); et 24 déc. 1840 (Bull., n. 364); et conf. Arr. cass. 7 août 1851 (Bull., n. 327). 3 Contr. Carnot, De l'instr. crim., tom. III, 97; Conf. Mangin, De l'instr. écrite, n. 222. l'exception soit admise ou rejetée, nul né pourra recourir à la Cour de cassation pour être réglé de juges, sauf à se pourvoir devant la cour impériale contre la décision portée par le tribunal de première instance ou le juge d'instruction, et à se pourvoir en cassation, s'il y a lieu, contre l'arrêt rendu par la cour impériale. » Cet article est conçu dans les termes les plus généraux : il suppose que le prévenu, le ministère public et la partie civilė peuvent exciper de l'incompétence du juge d'instruction; il ne distingue point si cette exception est fondée sur le lieu, la matière ou la qualité de la personne, et, dans tous les cas, il reconnaît au juge le droit de l'admettre ou de la rejeter par une décision qui peut être déférée à la chambre d'accusation. En présence d'un texte aussi formel, ne semble-t-il pas que toute restriction soit interdite, que le juge d'instruction soit exclusivement investi du droit de prononcer sur l'exception d'incompétence, et qu'il puisse exercer ce droit, quelle que soit la cause du déclinatoire et à quelque époque de la procédure qu'il soit élevé? Et si l'on cơnsidère que les questions de compétence en matière criminelle exigent une prompte solution, n'est-on pas porté à penser qué la loi a voulu déléguer au jugé seul cette importante attribution, afin qu'elles fussent immédiatement résolues, et que la procédurë ne sortît pas de ses mains avant cette décision? 1696. Cependant une double limite doit être apportée à ce droit. En premier lieu, est-il certain qu'il faille l'étendre à l'incompétence ratione materiæ et personæ, aussi bien qu'à l'incompétence ratione loci? L'article 69, qui formule le droit que l'article 539 ne fait que supposer, ne s'applique qu'à cette dernière incompétence: «Dans le cas où le juge d'instruction ne sérait ni celui du lieu du crime ou délit, ni celui de la résidence du prévenu, ni celui du lieu où il pourra être trouvé, il renverra la plainte devant le juge d'instruction qui pourrait en connaître; » ainsi, le juge est tenu de déclarer, mème d'office, son incompétence, toutes les fois qu'elle lui paraît résulter des faits; mais ce droit, l'article 69 ne le lui accorde que relativement à l'incompètence ratione loci; ce n'est que lorsqu'il n'est juge ni du lieu du délit, ni du lieu de la résidence habituelle ou accidentelle, qu'il doit renvoyer lui-même l'affaire au juge compétent. Or, aucune disposition analogue n'existe dans la loi relativement à l'incompétence ratione personæ et materiæ. Ne peut-on pas présumer dès lors que l'article 539, quelle que soit la généralité de ses termes, s'est implicitement référé à l'article 69, et n'a eu en vue que le cas d'incompétence que ce dernier article avait prévu? Car, comment concilier ces deux articles, l'un illimité, l'autre restrictif; l'un supposant une attribution générale, l'autre ne conférant qu'une attribution restreinte à un cas déterminé? Ensuite, il est à remarquer que l'incompétence ratione loci repose tout entière dans l'appréciation d'un fait, tandis que l'incompétence, soit ratione materiæ, soit ratione persona, est fondée sur des interprétations de textes et de règles de droit qui peuvent soulever des difficultés, et que, dès lors, la loi a pu par ce motif n'attribuer au juge d'instruction que la première, en réservant les autres à la juridiction de la chambre du conseil. Enfin, il importe de ne pas perdre de vue, d'une part, que l'article 69 est une disposition dérogatoire à la règle générale, qui n'attribue qu'au juge d'instruction et à la chambre d'accusation le droit de régler la compétence, qu'il n'y a donc pas lieu de l'étendre au delà de ses termes à des cas qu'elle n'a pas prévus; et, d'une autre part, que l'article 539 ne fait, en définitive, que régler les effets de la déclaration d'incompétence du juge, dans le cas où cette incompétence est signalée par lui, sans déterminer quels sont ces cas; qu'il se borne à organiser les recours sans distinguer les attributions du juge, qu'il suppose une décision légalement rendue, et ne s'occupe que de ses suites 1. Tels sont les motifs qui doivent limiter le droit du juge d'instruction à l'incompétence ratione loci. 1697. Ce droit, même ainsi limité, recevait, avant la loi du 17 juillet 1856, une seconde restriction. Le juge d'instruction prononce, en général, sur la compétence territoriale, au moment même où la plainte arrive entre ses mains; c'est même là la seule hypothèse que la loi ait prévue, ainsi que cela résulte du texte même des articles 69 et 70. Mais il est possible néanmoins que la question de compétence ne s'élève que lorsque la procédure est déjà commencée, et qu'elle soit la conséquence de ses constatations mêmes qui assignent au délit un autre lieu de perpétration. Le juge d'instruction conserve-t-il, tant qu'il n'est pas dessaisi, 1 Cass. 28 sept. 1854 (Bull., no 289). 2 Conf. M. Mangin, n. 225. |