« Il me semble que ce doit être le juge du lieu où la personne est tuée qui doit connaître du délit, à cause de la visite du cadavre qui ne pourrait être faite par le premier juge hors son ressort1. » Mais si le cadavre avait été transporté, après l'homicide, d'une rive à l'autre, le juge de cette rive deviendrait-il donc par cela seul compétent? Ne serait-ce pas substituer le résultat matériel du crime au crime lui-même et le lieu où les preuves sont trouvées au lieu même de son exécution? D'ailleurs, le juge du lieu n'a-t-il pas les moyens de suppléer à son transport par des commissions rogatoires? 1675. Les difficultés prennent plus de gravité lorsque les faits constitutifs d'un crime ou d'un délit ont été commis successivement dans plusieurs juridictions. U est un premier point incontestable. C'est que si chacun des faits commis dans un lieu différent constitue en lui-même, et en le détachant de la série des actes qui l'ont précédé ou suivi, un crime ou un délit distinct, chacun des juges sur le territoire desquels ces faits successifs se sont accomplis est également compétent pour en connaître. « Si, par exemple, dit Jousse, quelqu'un blesse une personne dans l'étendue d'une justice, et qu'ensuite il la poursuive et la tue dans une autre justice; ou qu'après l'avoir liée dans l'étendue d'une justice, il aille la dépouiller et voler dans une autre, chacun des deux juges en pourra connaître. » En effet, chacun des deux territoires est le théâtre d'un délit auquel l'autre se rattache, soit pour cause de connexité, soit pour cause d'indivisibilité. Si les deux juges sont à la fois saisis, il y aura lieu à règlement de juges. Mais si l'un des faits, quoique punissable en lui-même, est l'élément d'un crime plus grave commis dans un autre lieu, le juge de ce dernier lieu devrait seul être saisi. Supposons dans un lieu un complot suivi d'un acte préparatoire, dans les termes de l'art. 87 du Code pénal, et dans un autre lieu, l'exécution de l'attentat préparé par ce complot. Comme dans cette hypothèse le complot n'est plus qu'un acte préparatoire de l'attentat, un élément du crime principal, le lieu de l'exécution de l'attentat est le véritable lieu du crime. Et cependant il serait difficile de 1 Tom. II, p. 414. 2 Tom. I, p. 414; et Decianus, lib. IV, cap. 17, n. 6. refuser au juge du lieu du complot le droit de commencer une information, puisqu'il peut ignorer encore si le complot se rattache à l'attentat, sauf son dessaisissement ultérieur par voie de règlement de juges 1. A plus forte raison il faut décider que dans tous les cas où un crime commun, tel qu'un assassinat ou un vol, est préparé dans un lieu et exécuté dans un autre, le lieu de l'exécution est le seul où la poursuite doive être exercée. Car le projet du crime, non suivi d'exécution, échappe à la justice humaine; c'est l'exécution seule qui constitue le crime. Si chacun des faits successivement commis dans des lieux différents n'est qu'un élément du délit, sans contenir en lui-même une criminalité distincte, le juge de ces différents lieux devient-il compétent? Cette question avait été soulevée dans notre ancien droit relativement au crime de rapt. « L'opinion commune, dit Jousse, est que tous les juges, tant celui de l'enlèvement que ceux des différents lieux par où passe le ravisseur avec la personne ravie, sont en droit d'en connaître *. » Telle fut aussi l'opinion émise par M. de Lamoignon, dans les conférences préparatoires de l'ord. de 1670, et il la fondait sur ce que dans le rapt il y avait une succession continuelle de crimes, et que si le ravisseur avait commencé le rapt dans une petite juridiction, et continuait son crime partout où il passait, il ne paraissait pas que, s'il était arrêté à cent lieues de là, il dût être renvoyé au premier juge. Cependant quelques auteurs avaient combattu cette opinion : « Dans ces sortes de crimes, dit Pothier, le licu du délit est celui où s'est commis ce qu'il y a de principal dans le délit, et non pas ce qui n'en est que la continuation et la suite. Or, ce qu'il y a de principal dans le rapt est l'enlèvement de la personne du lieu où elle était; le reste n'en est que la suite. C'est donc le lieu où s'est fait l'enlèvement qui est le seul lieu du délit. » Cette dernière solution est évidemment fondée. Le crime de rapt, d'après les termes de l'article 354 du Code pénal, consiste tout entier dans le fait de l'enlèvement : la détention ultérieure de la personne enlevée n'est point un de ses éléments; il suit de là que, le crime étant consommé aussitôt que l'enlèvement est opéré, le lieu du crime ne peut être autre que celui de l'enlèvement même. 1 Merlin, Rép., vo Compétence, § 2, n. 2. 2 Tom. I, p. 414. 3 Procès-verbal, p. 4. 4 Farinacius, quæst. 7, n. 45; Dargentré, sur l'art. 12 de la Conf. de Bre tagne; Serpillon, tom. I, p. 24. 5 Proc. crim., sect. 1re, art. 22. En thèse générale, c'est le lieu où le délit se consomme qui détermine seul la compétence. Ainsi, en matière de vol, c'est le lieu de la soustraction; en matière d'escroquerie, c'est le lieu de la remise des valeurs qu'il faut considérer, puisque le vol n'est consommé que par la soustraction, l'escroquerie que par la remise. Quelques difficultés pourraient s'élever à l'égard de quelques délits réputés inexactement successifs, tels que le crime de bigamie, l'usage d'une pièce fausse, l'abus de blanc seing, l'évasion, la désertion. La bigamie consiste, aux termes de l'article 340 du Code pénal, dans le fait de la célébration d'un second mariage avant la dissolution du premier; c'est donc le lieu de ce second mariage qui est le lieu du délit. En matière d'usage de faux ou de blanc seing, chaque fait d'usage est un délit distinct qui peut saisir le juge du lieu où il est commis. En matière d'évasion ou de désertion, c'est le lieu de l'évasion ou d'abandon du drapeau qui est le lieu où le délit est consommé'. Quant aux délits véritablement successifs, tels que la séquestration, le recélé, les associations de malfaiteurs, les réunions illégales, le vagabondage, il est certain que les juges de tous les lieux où les faits qui les constituent se perpétuent sont également compétents pour les poursuivre, puisque la continuation du fait suffit pour l'existence du délit. 1676. L'application de cette règle mérite peut-être un examen plus développé en ce qui concerne les délits d'habitude d'usure, d'adultère, de banqueroute frauduleuse et de faux. Le délit d'habitude d'usure, composé de plusieurs faits qui, pris isolément, ne constituent aucun délit, laisse incertain le lieu de la consommation lorsque chacun de ces faits s'est accompli dans un lieu différent. La Cour de cassation a jugé « que le délit d'habitude d'usure se forme de plusieurs actes particuliers d'usure; que le juge du lieu de ce délit est donc celui dans le ressort duquel un individu est prévenu d'avoir successivement exercé des actes particuliers d'usure suffisants pour en constituer 1 Voy. nos observations sur les délits successifs, nos 1068 et 1069. 2 Lois 3 sept. 1807 et 19 décembre 1850. une habitude. Mais dès que, dans cette espèce, les faits commis dans chacun des arrondissements étaient suffisants pour caractériser l'habitude, élément essentiel du délit, la question n'offrait aucun doute. La difficulté ne naît que lorsque les faits d'usure commis dans chaque arrondissement ne suffisent pas, isolés les uns des autres, pour constituer l'habitude. Chaque juge, en effet, ne peut saisir sur son territoire qu'un fait qui peut devenir l'élément d'un délit, mais qui n'est pas un délit. M. Mangin résout la question en ces termes : « Si les faits particuliers d'usure sont tellement disséminés que le délit d'habitude ne puisse être réputé avoir existé dans aucun arrondissement en particulier, c'est le juge du domicile du prévenu qui est compétent. C'est décider, en d'autres termes, que, dans cette hypothèse, le juge du lieu n'existe pas. Ne pourrait-on pas dire, néanmoins, que le délit est consommé toutes les fois que les faits d'usure commis dans un lieu peuvent se référer à des faits antérieurs qui, commis dans un autre lieu, leur impriment le caractère de l'habitude? Supposons que les manœuvres frauduleuses, qui sont l'un des éléments de l'escroquerie, et la remise des fonds qui la consomme soient commises dans deux arrondissements: est-ce que le juge du lieu de la remise n'est pas compétent pour connaître du délit, bien que cette remise, isolée des manœuvres, n'ait aucun caractère punissable? Le dernier fait d'usure opère la consommation du délit, parce qu'il se rattache aussitôt à tous les faits qui l'ont précédé. Ceux-ci, s'ils étaient insuffisants pour constituer l'habitude, n'étaient que des éléments du délit; mais le fait qui clôt leur série change de caractère en les complétant; ce n'est plus un fait isolé, il se réunit nécessairement aux faits antérieurs, et il apparaît dès lors avec le caractère d'un délit. Il semble donc que le lieu où se consomme le dernier fait d'usure peut être réputé le lieu du délit, 1677. Le délit d'adultère avait soulevé, dans notre ancien droit, quant à la compétence, quelque incertitude. « C'est au juge du domicile du mari, dit Jousse, à connaître de cette accusation, parce qu'elle réside personnellement dans la personne du mari, et qu'il est le seul qui puisse intenter cette action contre sa 1 Arr. cass. 15 oct. 1818. (Dev., tom. V, p. 538). 2 Instr. écrite, tom. I, p. 66. femme. Ainsi la femme ne serait pas fondée à demander dans ce cas son renvoi devant le juge du délit 1. » Rousseaud de la Combe ajoute le motif de l'ancien droit, « parce que l'adultère n'est crime, quant à la punition judiciaire, que relativement au mari». Cette décision et la raison qui l'appuie sont contraires à notre législation moderne. La loi, d'abord, n'a fait aucune exception en matière d'adultère à la règle générale șur la compétence du juge du lieu où le délit a été commis. Ensuite, il n'est pas exact de dire que la peine de ce délit a été établie au profit du mari; cette loi ne l'a portée, ainsi que nous l'avons déjà remarqué (n° 762), que dans l'intérêt social le plus légitime et le plus élevé; ce qu'elle punit, ce n'est pas l'injure du mari, c'est la violation d'un devoir dont l'accomplissement est un des éléments de l'ordre général. En matière de banqueroute frauduleuse, le lieu de la faillite n'est pas nécessairement le lieu du délit. La Cour de cassation a jugé « que la faillite est un fait moral qui n'a pas de lieu déterminė; qu'il se reproduit partout où le failli a contracté des engagements qu'il ne tient pas;.... que le crime de banqueroute ne git que dans la fraude dont le failli se rendrait coupable; que ce crime n'est point nécessairement et par sa nature commis au lieu de domicile du failli; que si les faits de fraude se sont passés ailleurs, le domicile de ce failli ne peut plus déterminer exclusivement, comme en matière civile, la compétence des tribunaux. En effet, la loi, on l'a déjà dịt, n'a fait aucune exception à la règle générale de la compétence; le prévenu de banqueroute frauduleuse peut sans aucun doute être poursuivi au lieu de la faillite, puisque ce lieu est celui de son domicile. Mais si les faits qui, aux termes de l'article 591 du Code de commerce, constituent le crime de banqueroute ont été commis dans un autre lieu, par exemple, si les marchandises soustraites étaient placées ou si les engagements frauduleux ont été souscrits ou exécutés dans un autre arrondissement, le juge de cet arrondissement est compétent pour instruire; car la faillite, bien qu'elle soit un élément du crime, ne constitue par elle-même 1 Tom. III, p. 241. 2 Traité des mat. crim., p. 24. 3 Conf. M. Leseyllier, n. 1606. 4 Arr. cass, 1er sept. 1827 (J. P., tom. XXI, p. 775). |