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crime a fait sa blessure, que la réparation doit être faite, que la peine doit un exemple; c'est là, enfin, que la procédure est plus facile, qu'elle est plus prompte et qu'elle peut s'expédier avec plus d'économie. A la vérité, si le lieu de la perpétration du délit n'est pas en même temps le lieu du domicile de l'agent, il peut se trouver, à certains égards, lésé dans sa défense; car comment fera-t-il comparaître aux yeux du juge du lieu du délit sa vie antérieure, toutes ses actions qui ont précédé celle qui est incriminée et qui l'expliquent peut-être, l'estime qu'il avait conquise parmi ses concitoyens, la position qu'il s'était faite? Ce sont là, il faut le dire, de vrais moyens de défense; car ce n'est pas un fait que la justice apprécie, c'est un homme; et comment juger un homme à raison d'un acte qui serait isolé de toute sa vie? Il est certain que le meilleur juge serait celui qui serait à la fois le juge du lieu et celui du domicile, puisqu'il pourrait apprécier à la fois l'effet produit par le délit sur les lieux et toute l'existence qui a précédé ce délit. Mais si l'agent, par le fait mème de sa volonté, a séparé ces deux circonstances, s'il n'était plus au lieu de son domicile au moment où la prévention est venue le saisir, ou si l'acte qui lui est imputé a été commis dans un autre lieu, que doit faire la justice? Doit-elle préférer l'intérêt de la défense, qui réclame le juge du domicile, ou l'intérêt social, qui veut que le jugement soit prononcé là où le délit a été commis? Il est évident que le juge du lieu doit être préféré, non-seulement à raison de l'exemplarité de la réparation, mais à raison surtout des moyens que seul il possède de vérifier la vérité des faits. Il est plus facile, d'ailleurs, de transporter les attestations du domicile que les indices et les témoignages du lieu de la perpétration du délit.

1670. Il suit de là que si la loi a dû poser en principe la concurrence des trois compétences, pour arriver à la saisie des prévenus dans tous les lieux où ils peuvent être trouvés, cette concurrence ne doit pas être appliquée dans des termes absolus. Ainsi, le juge du lieu du délit doit être préféré au juge du domicile, parce qu'il présente les plus sûres conditions d'une bonne justice, et qu'il apporte à l'ordre public les garanties les plus certaines. Ainsi, et à plus forte raison, le même juge doit être préféré au juge du lieu de la capture, puisque celui-ci ne possède pas les moyens de preuve, que son jugement n'aurait qu'un résultat secondaire quant à l'exemplarité, et qu'il n'a pas même l'avantage du juge du domicile de connaître les antécédents de l'agent et sa véritable situation morale. Sans doute, les formes du jugement sont également régulières, lorsqu'il émane de chacun de ces trois juges; leur droit est le même. Mais néanmoins laloi, en les énumérant, a pris soin de les placer dans l'ordre de leur utilité réelle, et les motifs qui viennent d'être indiqués prouvent que leur mission, dans le concours auquel ils sont appelés, n'est pas la même. En thèse générale, on n'hésite pas à le dire, le juge du lieu est le seul auquel doit être attribuée l'affaire : la fonction des autres, surtout du juge du lieu de la capture, ne doit consister qu'à faire des actes provisionnels, en attendant qu'un règlement de juges vienne, s'il y a lieu, le dessaisir1.

La Cour de cassation n'a cessé de maintenir cette règle en statuant sur les conflits qui lui sont soumis. On peut en citer quelques exemples. Dans une espèce où les juges d'instruction d'Aurillac et de Figeac, l'un juge du domicile, l'autre juge du lieu du délit, avaient commencé une double instruction, la Cour de cassation, appelée à statuer par voie de règlement de juges, a renvoyé la prévention devant le juge de Figeac: « Attendu que les poursuites ont eu lieu à l'occasion d'un vol commis dans la nuit du 3 au 4 mars, dans la commune de Saint-Jean de Mirabel, canton de Figeac; que le lieu du délit est dès lors dans l'arrondissement dudit tribunal de première instance; que le procureur du roi et le juge d'instruction ont commencé l'instruction dès le 4, et que par conséquent c'est devant ledit juge d'instruction qu'elle doit être continuée*. » Dans une autre espèce, dans laquelle les juges de Paris et de Rouen étaient à la fois saisis, la Cour de cassation a renvoyé devant le tribunal correctionnel de Rouen: « Attendu, en droit, que, d'après l'article 69 du Code d'instruction criminelle, les juges d'instruction, et par une conséquence nécessaire les tribunaux des lieux du crime ou délit, de la résidence du prévenu ou de celui où il pourra être trouvé, sont également compétents; que, dès lors, il a été procédé compétemment par les juges d'instruction de la Seine et de Rouen; mais attendu, en fait, que le juge d'instruction de Rouen et la chambre du conseil de ce tribunal ont exercé les premières poursuites; que dans le lieu du délit les preuves sont plus facilement réunies, et que les témoins ne sont pas déplacés si l'affaire est renvoyée dans ce même lieu1.»

1 Voy. infrà no 1688.

2 Arr. cass. 30 mai 1828 (J. P., tom. XXI, p. 1506).

Examinons maintenant successivement chacune des trois hypothèses dans lesquelles le principe de la compétence territoriale reçoit son application.

§ IV. Compétence du juge du lieu le délit a été commis.

1671. La compétence du juge du lieu où le délit a été commis ne soulève, dans la plupart des cas, aucune difficulté. Sa juridiction s'étend jusqu'aux limites du territoire de son ressort: il n'a donc pour s'assurer de sa compétence qu'à vérifier si le fait incriminé a été commis sur ce territoire *.

Toutefois, plusieurs questions peuvent se présenter; il peut arriver: 1o que le lieu de la perpétration du délit ne soit pas connu; 2o que cette perpétration ait eu lieu sur les confins du territoire de deux juridictions; 3o que les différents faits dont l'ensemble constitue le délit aient été commis dans des ressorts différents; 4o que le délit, par sa nature, laisse le lieu de sa consommation incertain. Il faut examiner ces diverses hypothèses.

1672. Si le lieu de la perpétration du délit n'est pas connu et que le juge ne soit d'ailleurs ni celui du domicile de l'inculpé, ni celui du lieu où il a été trouvé, peut-il informer? Julius Clarus enseigne qu'il ne doit commencer l'information qu'après avoir vérifié si la perpétration a eu lieu dans son territoire : ante omnia potest ac debet cognoscere an ille locus in quo delictum commissum dicitur sit de sud jurisdictione. Cette solution aurait pour conséquence que le juge, s'il n'arrive à cette constatation, devrait déclarer son incompétence. Il nous semble qu'il faut distinguer : s'il y a lieu de présumer, d'après les circonstances énoncées dans la plainte, que le fait a été commis dans le ressort du juge saisi, quoique l'endroit précis de sa perpétration ne puisse être assigné, il peut instruire; car la désignation de ce lieu n'est qu'une des circonstances qu'il est chargé de vérifier, et il suffit que la plainte suppose la perpétration sur le territoire du ressort pour qu'il soit compétent, au moins jusqu'à ce que cette supposition soit détruite par l'instruction. C'est dans ce sens que la Cour de cassation a reconnu « que la commune dans laquelle le cadavre de l'enfant nouveau-né a été trouvé doit être présumée étre le lieu du délit jusqu'à preuve contraire1». Mais s'il résulte, au contraire, de la plainte et des circonstances du fait, que le lieu de sa perpétration, quoique non connu, soit en dehors du territoire de la juridiction, le juge ne doit pas commencer l'information, car il n'a pas de pouvoir. Quelques auteurs enseignent néanmoins que, même dans ce dernier cas, il peut instruire jusqu'à ce que l'affaire soit revendiquée par un autre juge. Mais une telle décision serait destructive du principe de la compétence territoriale. Dès qu'aucun des faits élémentaires de cette compétence n'existe, l'information n'a plus de base légale, et l'inaction du juge compétent ne fait pas passer son autorité au juge qui se trouve saisi. Il a été jugé, conformément à cette doctrine, que le juge d'instruction de Carpentras était incompétent pour continuer l'instruction d'un délit commis à Marseille, lorsque le prévenu n'avait point été arrêté et résidait à Marseille*.

Arr. cass. 7 janv. 1830 (J. cr., tom. II, p. 141).

2 Nous avons précédemment examiné ce qu'il faut entendre par le territoire en général, no 630. Voy. quant aux fictions qui le prolongent 1o dans les lieux où flotte le drapeau national, no 633; 2o dans le rayon de deux lieues en mer, no 631; sur les navires en mer, no 634.

3 Quæst. 38, n. 12; ct conf. Jousse, tom. I, p. 413; Merlin, Rép., vo Compétence, § 2.

1673. Lorsque le délit a été commis sur les confins mêmes qui séparent deux territoires, de sorte qu'il peut être réputé avoir été commis dans les deux à la fois, il est clair que les juges des deux juridictions sont compétents, et que l'instruction, sauf règlement de juges, s'il y a lieu, doit appartenir à celui qui s'est le premier saisi. Telle était la décision de Julius Clarus : uterque judex potest procedere; si tamen unus præveniat, ille solus cognoscere debet. Mais supposons que le fait ait été commis sur une rivière qui sert de limite aux deux juridictions; si l'on ignore sur quel point de la rivière la perpétration a eu licu, les deux juges sont évidemment compétents, c'est le cas de dire avec Decianus: si ignoratur cui territorio locus ille sit applicandus, ambo judices illorum territoriorum de rigore poterunt cognoscere, quia locus ille dicitur communis 1. Mais s'il est constaté que l'exécution a eu lieu sur tel côté des eaux, le juge du territoire auquel ce côté est adjacent, devient exclusivement compétent. Telle était la solution de Decianus: si ille locus in aliquo minimo esset vicinior alicui territorio, licet esset in confinio; nam ille judex territorii vicinioris præferretur; et cette solution est confirmée dans notre législation par l'article 3 du titre Ir de la loi du 26 février-4 mars 1790, qui porte : « Lorsqu'une rivière est indiquée comme limite entre deux départements ou deux districts, il est entendu que les deux départements ou les deux districts ne sont bornés que par le milieu du lit de la rivière. »

1 Arr. cass. 20 floréal an XIII (J. P., tom. IV, p. 536).

2 Baldus in leg. 2 Cod., Ubi de crimine agi oporteat; Julius Clarus, quæst. 33,

n. 11; Farinacius, quest. 7, n. 51.

3 Cass. 26 mars 1857 (Bull., no 120). 4 Quæst. 38, n. 11.

Supposons encore qu'un cadavre soit trouvé exactement posé sur les confins de deux juridictions : « Quelques-uns prétendent, dit Jousse, que la connaissance en appartient au juge dans la juridiction duquel est la tête, parce que c'est la principale partie du corps humain, et d'autres que c'est au juge du lieu où les pieds du cadavre sont situés. » Ce n'est pas le lieu où le cadavre est trouvé qui doit déterminer la compétence, mais bien le lieu où le crime a été commis; la situation matérielle du corps ne doit être considérée que comme un fait indicateur de ce lieu; elle peut servir à remonter jusqu'à cette circonstance, mais seule elle serait insuffisante pour attribuer la connaissance du crime à telle ou telle juridiction; car le cadavre peut avoir été transporté, après la consommation du crime, dans l'endroit où il se trouve.

1674. Une troisième hypothèse est celle où un coup de feu tiré sur la rive d'un fleuve aurait atteint une personne placée sur l'autre rive; faut-il dire, avec nos anciens auteurs, que le lieu du délit est celui où était l'homme sur lequel on a tiré, soit qu'il ait été atteint ou non? Nous ne le pensons pas. Le coup de feu tiré avec l'intention de tuer a consommé le crime; s'il a fait une victime, ce résultat, qui n'ajoute rien à la criminalité du fait, n'est point un des éléments constitutifs de l'acte incriminė; s'il n'a pas atteint la personne menacée, quel serait le prétexte du juge de la rive où était cette personne pour se saisir? Jousse dit :

1 Lib. IV, cap. 17, n. 16.

2 Id., n. 17, et conf. M. Leseyllier, no 1607.

3 Tom. II, p. 413.

4 Julius Clarus, quæst. 38, n. 9; Farinacius, quæst. 7, n. 46; Pothier, Proc. crim., sect. 1re, art. 2; Jousse, tom. I, p. 414.

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