§ I. De la compétence ratione materiæ. 1658. La compétence ratione materiæ du procureur impérial et du juge d'instruction est générale; elle s'étend, sauf une restriction que nous ferons tout à l'heure, à tous les faits que la loi a qualifiés crimes ou délits, quelle qu'en soit la nature, quelles qu'en soient les circonstances. Ce principe est formellement établi: 1o par l'article 22 du Code d'instruction criminelle, qui porte que « les procureurs impériaux sont chargés de la recherche et de la poursuite de tous les délits dont la connaissance appartient aux tribunaux de police correctionnelle ou aux cours d'assises; » 2o par l'article 47, qui est ainsi conçu : « Le procureur impérial, instruit, soit par une dénonciation, soit par toute autre voie, qu'il a été commis dans son arrondissement un crime ou un délit, sera tenu de requérir le juge d'instruction d'ordonner qu'il en soit informé; » 3o enfin par l'article 63, qui déclare que « toute personne qui se prétendra lésée par un crime ou délit pourra en rendre plainte et se constituer partie civile devant le juge d'instruction. » Ainsi, en principe général, la compétence du procureur impérial et du juge d'instruction n'a point de limites en ce qui concerne la poursuite et l'instruction des crimes et des délits; elle s'étend indistinctement à toutes les infractions auxquelles la loi a assigné cette double qualification. Le législateur leur a attribué la plénitude du droit de poursuivre et d'instruire, afin que, sur tous les points du territoire, les infractions puissent être saisies au moment même de leur perpétration. 1659. Mais cette compétence existe-t-elle encore lorsque les délits et les crimes, à raison de leur nature spéciale, appartiennent à des juges exceptionnels? Notre ancienne législation décidait nettement l'affirmative. L'ordonnance de 1670 n'avait posé cette solution que pour les cas de flagrant délit. L'article 16 du titre Ir portait : « Si les coupables de l'un des cas royaux ou prévôtaux sont pris en flagrant délit, le juge des lieux pourra informer ou décréter contre eux et les interroger, à la charge d'en avertir incessamment nos baillis et sénéchaux et leurs lieutenants criminels. » Mais l'article 21 de la déclaration du 5 février 1731 avait généralisé cette disposition : « Voulons que tous juges du licu du délit, royaux ou autres, puissent informer, décréter et interroger tous accusés, quand même il s'agirait de cas royaux ou de cas prévôtaux; leur enjoignons d'y procéder aussitôt qu'ils auront eu connaissance desdit crimes, à la charge d'en avertir incessamment nos baillis et sénéchaux dans le ressort desquels ils exercent leur justice. Pourront pareillement les prévôts des maréchaux informer de tous les cas ordinaires commis dans l'étendue de leur ressort, informer, même décréter les accusés et les interroger. » Il n'a point été dérogé à ce principe par notre Code. A la vérité, l'article 22 semble limiter la poursuite du procureur impérial aux délits dont la connaissance appartient aux tribunaux de police correctionnelle ou aux cours d'assises. Mais cette restriction, qui n'est reproduite dans aucun des articles du Code, ne paraît point avoir été la pensée du législateur. On lit, en effet, dans les procès-verbaux du conseil d'État (séance du 18 juin 1808), que, M. Pelet ayant remarqué que l'article 29 n'avait pas fait d'exception pour les affaires de la compétence de la haute Cour, M. Cambacérès répondit « qu'une exception dérangerait tout le système. On a voulu empêcher que cette institution n'arrêtât l'action ordinaire de la justice, et que, par ses formes, elle ne fit perdre la trace des délits. C'est dans ces vues qu'on a autorisé les officiers des lieux à constater les faits et à procéder à la première instruction, sauf à renvoyer l'affaire devant la haute Cour, quand ils reconnaissaient qu'elle est de leur compétence. » M. Pelet ajouta « qu'il sentait toute la force de ces raisons, mais qu'il ne regrettait pas d'avoir proposé son observation, attendu que, les observations qu'elle avait amenées étant consignées au procès-verbal, on ne pourrait se méprendre sur le sens dans lequel l'article avait été adopté. » L'esprit de la loi a donc été d'établir la compétence du juge d'instruction pour procéder à des informations, même à l'égard des crimes ou des délits qui ne sont justiciables ni de la cour d'assises ni de la juridiction correctionnelle. On verra, d'ailleurs, dans le paragraphe suivant, que le privilége résultant de la qualité de la personne n'est pas un obstacle aux premiers actes de l'instruction. La loi a voulu que, dans tous les lieux où un délit a été commis, il pût être procédé immédiatement à la recherche et à la constatation des preuves de ce délit, sauf, si l'affaire appartient à une juridiction exceptionnelle, le renvoi des pièces de l'information à cette juridiction. Si le procureur impérial et le juge d'instruction sont incompétents pour continuer la procédure, ils peuvent cependant la commencer. Leurs actes ont un caractère conservatoire; l'exception ne fait que leur indiquer le point où ils doivent s'arrêter. Néanmoins, ce droit du juge d'instruction et du procureur impérial, quelque général qu'il soit, doit rencontrer une limite. La distinction entre l'incompétence absolue et l'incompétence relative, quoiqu'elle n'ait point en matière criminelle les mêmes effets qu'en matière civile, peut servir à formuler cette restriction. Lorsque le juge n'est frappé que par une incompétence relative, c'est-à-dire lorsque la matière dont il est saisi lui appartient par le droit commun et qu'elle n'a été transportée à un autre juge que par une loi d'exception, il est évident qu'il peut commencer l'information. Tels sont les cas où il s'agit d'un crime ou d'un délit commun justiciable soit de la haute Cour, soit d'un conseil de guerre, soit du tribunal maritime, à raison de la nature du fait ou du lieu où il a été commis. La juridiction exceptionnelle ne faisant que suspendre un droit qui appartient au juge, il peut l'exercer tant qu'elle n'est pas saisie, et avant d'ordonner le renvoi devant elle il doit pourvoir aux premiers actes de l'instruction. Mais lorsqu'il est frappé d'une incompétence absolue, lorsqu'il s'agit d'une matière dont la connaissance ne lui appartient pas même dans le droit commun, et dont il ne pourrait connaître sans intervertir l'ordre des juridictions, peut-il encore procéder à ces actes de l'instruction? Supposez que le fait incriminė soit un délit purement militaire, une contravention de police, une contravention administrative, le juge pourra-t-il se livrer même à la recherche et à la constatation du fait? S'il reconnaît immédiatement son caractère, il ne doit faire aucun acte de procédure; car ce fait n'appartient pas même à sa juridiction par sa nature, il n'a, même dans le droit commun, aucun pouvoir pour instruire. Le juge militaire, relativement aux délits de discipline, le juge de police, relativement aux contraventions, et même le juge administratif, relativement aux infractions purement administratives, ne sont point des juges d'exception, dans le sens propre de ce mot; ils n'ont point enlevé au juge ordinaire une partie de ses attributions; ils prononcent sur un ordre de faits qui leur appartient en vertu d'un droit qui leur est propre. Le juge d'instruction ne pourrait donc, sans empiéter sur leur juridiction, procéder à des actes d'information sur des faits qui rentrent dans leur compétence exclusive. § II. De la compétence ratione persone. 1660. En principe général, la compétence du juge d'instruction et du procureur impérial, pour la poursuite et l'instruction des délits et des crimes, s'étend à toutes personnes, quelles que soient leur position et leur qualité. La loi, en effet, établit cette compétence sur les délits et sur les crimes, quels qu'en soient les auteurs; elle la fait donc dépendre de la seule nature du fait. Néanmoins ce principe admet plusieurs restrictions. Notre législation a déterminé plusieurs classes de personnes qu'elle a placées, à raison des fonctions qu'elles remplissent, en dehors du droit commun, et à l'égard desquelles la poursuite revêt des formes spéciales. Ces personnes sont : 1o les membres des pouvoirs politiques; 2o les fonctionnaires publics; 3o les membres de l'ordre judiciaire; 4o les militaires des armées de terre et de mer. Nous avons précédemment expliqué le caractère de la garantie politique et les cas où elle doit être appliquée (no 869 et suiv.). Nous rappellerons seulement que cette garantie, quoiqu'elle soit établie, non en faveur de la personne, mais en faveur de la fonction, est nécessairement personnelle, en ce sens qu'elle s'étend à tous les actes de la personne, soit que ces actes appartiennent à la vie publique ou à la vie privée. De là faut-il conclure que l'instruction ne puisse prendre aucune mesure vis-à-vis des inculpés qui sont protégés par cette immunité? Son droit est incontestable dans les cas de flagrant délit. C'est là une règle que toutes les institutions politiques ont reconnue (no 883 et 884), et que l'article 121 du Code pénal a nettement consacrée. Elle est d'ailleurs, ainsi que nous l'avons démontré, inhérente au droit même de la justice, qui ne peut demeurer indifférente et oisive en présence d'un crime qui vient de se commettre, et lorsque la conscience publique réclame son immédiate intervention. L'inculpé saisi en flagrant délit, lorsque le fait peut entraîner une peine afflictive ou infamante, n'a point de qualité qui puisse le couvrir; il appartient à la justice. Mais, hors le cas de flagrant délit, la garantie politique, sans désarmer entièrement le juge d'instruction, arrête néanmoins son action. Toutes les lois constitutionnelles, et principalement l'article 8, section V, chapitre I, titre III de la constitution de 1791, l'article 113 de la constitution du 5 fructidor an III, les articles 70 et 71 de la constitution du 22 frimaire an VIII, les articles 29 et 47 de la charte de 1830, l'article 37 de la constitution de 1848, l'article 6 du sénatus-consulte du 4 juin 1858, veulent qu'il soit donné sur-le-champ avis du crime ou du délit au corps duquel il appartient d'autoriser la poursuite (n° 870). Le juge d'instruction, aussitôt que cette prescription légale a été remplie, doit suspendre les actes de la procédure qui auraient pour effet de placer l'inculpé en état de prévention; il doit se borner à la constatation du corps du délit. 1661. Nous avons précédemment établi les droits de l'autorité judiciaire en ce qui concerne l'application de la garantie administrative, consacrée par l'article 75 de la loi du 22 frimaire an VIII, en faveur des agents du gouvernement (no 873 et suiv.). Les droits de la poursuite et de l'instruction sont définis par l'article 3 du décret du 9 août 1806 et par l'article 129 du Code pénal: le juge ne peut ni décerner un mandat contre l'agent inculpé, ni l'interroger; mais il peut procéder à toutes les recherches, à tous les actes qui ont pour objet de recueillir les preuves du délit; nous avons vu dans quelle forme ces renseignements sont constatės (n" 932 et 934). Une différence notable existe toutefois entre les effets de cette garantie et ceux de la garantie politique : celle-ci, on vient de le dire, est suspendue dans les cas de flagrant délit; il n'en est pas ainsi de la garantie administrative; le flagrant délit n'y apporte aucune restriction. Nous en avons donné la raison (no 935): les agents administratifs ne sont protégés qu'à raison des actes relatifs à leurs fonctions; la garantie s'applique à la fonction et non à la personne : c'est l'acte administratif que la loi a voulu couvrir; or cet acte ne change pas de nature, le délit ne cesse pas d'être spécial parce qu'il est flagrant; l'intérêt de l'administration, qui est d'apprécier les actes de ses agents avant de les livrer à la justice, subsiste dans un cas aussi bien que dans l'autre. Enfin, l'article 75 de la loi du 22 frimaire an VIII ne distingue pas, et l'article 129 du Code pénal n'a pas reproduit la restriction insérée dans l'article 121. |