1655. Une troisième règle, enfin, est que le juge ne doit employer comme moyens d'instruction que les mesures qui sont autorisées par la loi, et ne doit en faire usage que dans les cas où elles sont autorisées. Cette règle, quelque claire qu'elle soit en elle-même, exige cependant comme les précédentes quelques explications. Il faut sans aucun doute que le juge possède la science des lois pénales; car, au moment où il reconnaît l'existence d'un fait, il doit pouvoir en apprécier la valeur légale et peser la responsabilité qu'il entraîne. Il faut qu'il sache non-seulement la nomenclature des délits et les tables de leurs pénalités, mais encore tous les éléments qui les constituent et les nuances qui les séparent, les circonstances caractéristiques et les circonstances accessoires, les faits d'aggravation et les faits d'excuse; car chaque incident peut déterminer une conduite différente, et chaque erreur peut faire subir un péril à l'ordre public ou une souffrance à l'inculpé; car il n'y a lieu de prendre ni les mêmes moyens d'instruction, ni les mêmes mesures de précaution, si le fait n'est pas punissable, ou s'il ne constitue qu'une contravention au lieu d'un délit, un délit au lieu d'un crime, s'il n'est passible que d'une peine pécuniaire au lieu d'une peine corporelle. Il faut, enfin, qu'il connaisse les formes de la procédure, les moyens dont elle dispose et le mode de leur application, les cas dans Jesquels il peut s'en servir et les conditions de leur emploi; car les formes de la procédure sont les garanties de la justice, et leur fidèle observation est dès lors le devoir du juge; mais ce n'est pas encore assez. 1656. Il faut, et c'est là surtout le fondement de tous ses actes, qu'il ait étudié le principe du pouvoir qu'il exerce, les conditions de son exercice et les limites dans lesquelles il est enfermé. En effet, et nous l'avons déjà dit', l'unique raison des mesures de l'instruction préalable est leur nécessité. Elles ne sont justifiées ni par la culpabilité des agents, puisque cette culpabilité n'est encore que présumée, ni par le droit de la justice, puisque la justice n'a pu déclarer encore la criminalité des faits poursuivis. Qu'elles soient la conséquence nécessaire du principe de l'instruction, la condition essentielle du droit de la justice pénale, cela 1 Voy. suprà no 1538. est incontestable; mais, par cela seul que leur légitimité est tout entière dans leur utilité, il faut conclure qu'elles doivent être circonscrites aux seuls cas où leur application est indispensable, aux seuls cas où elles sont nécessaires pour assurer les résultats de l'instruction. Ainsi, il ne suffit pas que le fait, par son caractère légal, autorise telle mesure, que, dans les circonstances où il se produit, la loi en permette l'application, pour que le juge doive nécessairement en faire usage; il faut encore que ce magistrat, après avoir apprécié les circonstances et la gravité de l'affaire et la position des inculpés, estime qu'elle est indispensable au succès de la procédure; tout acte d'instruction qui peut porter en lui-même un préjudice quelconque est un acte arbitraire et quelquefois inhumain, s'il n'est pas justifié par la nécessité de l'instruction, Comment, en effet, expliquer le mal que peut causer cette mesure, si l'intérêt social ne l'impose pas? Dans chaque affaire, les moyens employés doivent être proportionnés au but que l'action publique veut atteindre, et c'est le rapport exact de ces moyens avec la fin de l'instruction qui fait leur légitimité. La loi, si elle n'a pas nettement formulé ce principe, le suppose implicitement dans ses dispositions; car pourquoi aurait-elle laissé l'emploi des moyens d'instruction à la discrétion du juge, si elle n'avait pensé que cet emploi devait dépendre non d'une règle inflexible et précise, mais de l'appréciation de leur nécessité dans chaque affaire? Le pouvoir discrétionnaire du juge n'est point un pouvoir arbitraire; il est maître de prendre telle ou telle mesure, mais en subordonnant sa décision à la règle qui domine la loi elle-même, la nécessité de cette mesure, nécessité qui est le seul droit du juge, comme elle est le seul titre de la loi qui l'a autorisée. Nous arrêtons ici ces observations, qui pourraient être beaucoup plus étendues. En trouvant la plupart de ces règles dans les anciens criminalistes, nous n'avons pu nous défendre de les reproduire. Si elles ne sont point formellement consacrées dans la loi, elles ont pour objet de la compléter et de développer l'esprit qui l'anime. Puisées dans l'essence même de l'instruction, conséquences immédiates d'une institution dont tous les ressorts ne tendent qu'à la découverte de la vérité, elles constituent en quelque sorte, dans leur puissance doctrinale, une seconde loi non moins obligatoire peut-être que la loi écrite, puisqu'elles ne font qu'en vivifier les dispositions. Les comptes rendus de l'administration de la justice criminelle, en constatant que, de 1826 à 1850, il y a eu, année moyenne, 37 acquittés sur 100 accusés devant les cours d'assises, et 18 702100 acquittés sur 100 prévenus jugés à la requête du ministère public par les tribunaux Correctionnels, attestent hautement que toutes les procédures ne sont pas suffisamment élaborées, que toutes les instructions ne sont pas suffisamment mûries, et que par conséquent il n'est pas inutile de rappeler les diverses règles qui viennent d'être exposées. CHAPITRE CINQUIÈME. DE LA COMPÉTENCE POUR LA POURSUITE ET L'INSTRUCTION. 1657. De la compétence pour la poursuite et l'instruction. Triple condition de cette compétence. § I. De la compétence ratione materiæ. 1658. La compétence ratione materiæ est générale. 1659. Cette compétence existe-t-elle lorsque les délits, à raison de leur nature spéciale, appartiennent à des juges exceptionnels? § II. De la compétence ratione personæ. 1630. Restrictions de la compétence à l'égard des personnes qui sont protégées par la garantie politique. 1661. Restrictions à l'égard des agents dont les actes sont couverts par la garantie admi nistrative. 1662. Restrictions en ce qui concerne les membres de l'ordre judiciaire. Application des articles 479 et 483. 1663. Disposition spéciale relative aux membres des cours impériales. 1664. Du cas où le fait incriminé a les caractères d'un crime. Droits du juge d'instruction. 1665. Restrictions à l'égard des militaires des armées de terre et de mer. § III. De la compétence ratione loci. 1666. Caractère et aspects divers de cette compétence. 1667. Commencements de la compétence ratione loci. 1668. Notre Code a substitué le principe de la concurrence à celui de la prévention. Triple compétence du lieu du délit, du lieu du domicile et du lieu de capture. 1669. Motifs de ces trois ordres de compétence. 1670. Préférence accordée au juge du lieu du délit. § IV. Compétence du juge du lieu du délit. 1671. Indication des questions que peut soulever cette compétence. 1672. Si le lieu du délit n'est pas connu, le juge qui n'est ni celui du domicile, ni celai de la capture, peut-il informer? 1673. Que faut-il décider si le délit a été commis sur les confins de deux territoires ou sur une rivière qui sert de limite à deux juridictions? 1674. Que faut-il décider si un coup de feu tiré sur la rive d'un fleuve a atteint une personne sur l'autre rive? 1675 Que faut-il décider si les faits constitutifs du délit ont été successivement commis dans plusieurs juridictions? 1676. En matière de délit d'habitude d'usure, le juge du lieu où se consomme le dernier fait est compétent. 1677. De la compétence en matière d'adultère, de banqueroute frauduleuse et de faux. § V. Comp ence du juge du lieu de la résidence du prévenu. 1678. Motifs de la compétence du juge du domicile. 1679. La loi a fait résulter la compétence non du domicile, mais de la résidence. 1680. La résidence cesse-t-elle par l'effet d'un voyage? A quelle époque doit-elle être constatée? § VI. Compétence du juge du lieu où le prévenu peut être trouvé. 1681. Motifs de cette compétence. Dans quelles limites elle aurait dû être restreinte. 1682. Que faut-il entendre par le lieu où le prévenu pourra être trouvé? Commentaire des articles 23, 63 et 69. 1683. Le lieu où le prévenu est détenu peut-il être considéré comme le lieu où il est trouvé? § VII. Exceptions au principe de la compétence ratione loci. 1684. Quelles sont les exceptions à ce principe. 1685. Première exception. Crimes commis à l'étranger. 1686. Deuxième exception. Indivisibilité et connexité des faits. 1687. Cas cù un seul agent est à la fois inculpé de plusieurs délits. 1688. Cas où un même délit a été commis par plusieurs personnes. 1689. Cas où plusieurs délits connexes sont commis par différents agents. 1690. Troisième exception. Renvoi d'un juge à un autre pour cause de sûreté publique ou de suspicion légitime. 1691. Quatrième exception. Reconnaissance de l'identité des condamnés Délits de la presse. Délits d'insoumission des jeunes soldats. 1092. Cinquième exception. Renvois après cassation. § VIII. La compétence est d'ordre public. 1693. Nul ne peut être distrait de ses juges naturels, qui sont ceux désignés par l'article 23. Ce principe est d'ordre public. 1694. L'exception d'incompétence peut être invoquée en tout état de cause. 1695. Elle peut être élevée devant le juge d'instruction, qui a le droit d'y statuer. 1696. Mais son droit est limité au cas où il s'agit de l'incompétence ratione loci. 1697. Il peut statuer sur l'exception d'incompétence tant qu'il n'est pas dessaisi. 1698. Comment il doit être procédé quand plusieurs juges d'instruction sont à la fois saisis. 1699. La règle de la prévention est abrogée. Le règlement de juges est fait par la chambre d'accusation ou par la Cour de cassation. 1700. Le juge peut-il revendiquer le renvoi d'une procédure instruite au préjudice de sa compétence? 1701. Dans quels cas le juge d'instruction peut-il se dessaisir? 1702. Peut-il se dessaisir, lorsqu'il est compétent, au profit du juge qui lui paraît le mieux placé pour faire l'instruction? 1703. Doit-il, en déclarant son incompétence, désigner le juge auquel l'affaire doit être renvoyée ? 1657. Après avoir établi, dans le chapitre précédent, la juridiction du juge d'instruction et les pouvoirs que la loi lui a délégués, il faut tracer le cercle dans lequel il peut exercer ces pouvoirs, en d'autres termes, le cercle de sa compétence. La compétence du juge d'instruction est, en général, le droit d'instruire sur certains faits, contre certaines personnes, dans certains lieux. La déterminer, c'est indiquer sur quels faits, contre quelles personnes, dans quels lieux le juge peut agir; elle est, en effet, la mesure de sa juridiction. La compétence du juge est la première condition de la validité de toute procédure criminelle; car elle constitue son droit d'instruire dans telle affaire, de décréter contre telle personne, de procéder dans tel lieu. S'il est incompétent, c'est-à-dire s'il n'a pas le droit d'instruire, s'il y a en lui un défaut de pouvoir, il fait des actes qu'il n'a pas le droit de faire, et qui dès lors, comme on le verra plus loin, sont frappés de nullité. De là il suit que, lorsqu'une plainte est portée soit devant le procureur impérial, soit devant le juge d'instruction, leur premier devoir doit être de vérifier leur compétence, c'est-à-dire s'ils ont le pouvoir soit de poursuivre, soit d'instruire, à raison des faits énoncés dans la plainte. Cette compétence est soumise à trois conditions distinctes. Elle doit être examinée relativement à la nature du fait, ratione materiæ; relativement à la personne, ratione persona; relativement au territoire dans lequel la juridiction du magistrat est circonscrite, ratione loci. Il faut, pour que la compétence du juge existe, qu'il ait pouvoir de connaître, comme juge instructeur, du fait incriminé, pouvoir d'instruire contre l'inculpé, pouvoir de procéder sur le lieu où la poursuite est intentée, en d'autres termes, il faut qu'il ait juridiction sur le fait, sur la personne et sur le lieu. Nous allons successivement expliquer ces trois causes de compétence. |