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La loi, nous l'avons déjà constaté (n° 1552), est muette sur ce point. Elle ne s'est occupée que de revêtir le juge de toute la puissance qui lui était nécessaire pour remplir sa mission, que de mettre à sa disposition tous les moyens de contrainte dont il peut avoir besoin; elle n'en a point réglementé l'application. Soit qu'elle ait craint de gêner son action par trop de sollicitude pour les intérêts qu'il peut inquiéter, soit qu'il lui ait paru difficile de poser des règles de conduite pour l'application d'un pouvoir inquisitorial qui doit se déployer diversement selon les multiples circonstances des procès criminels, elle a laissé le juge seul appréciateur de l'utilité des mesures de l'instruction; elle lui a ouvert la voie qu'il parcourt, sans lui donner aucun avertissement pour diriger sa marche; elle a déposé entre ses mains une puissance presque illimitée, puisqu'elle n'a ni précisé les cas ni déterminé la mesure de sa distribution. C'est là une lacune grave, que nous avons déjà signalée (n° 1552) et qui révèle l'imprévoyance d'un législateur plus préoccupé de la nécessité de constituer une autorité active et puissante que d'en contenir l'action par d'efficaces garanties.

Mais, à défaut de la loi et en dehors de ses dispositions, n'est-il aucune règle qui puisse imposer au juge un frein salutaire, une prescription morale? Ce magistrat ne peut-il pas trouver, dans la nature même de ses fonctions, des devoirs qui, pour n'être pas prescrits par la loi, n'en sont pas moins impérieux? Et si ces devoirs, consciencieusement étudiés et appliqués aux actes de l'instruction, lui fournissent des règles de conduite, des indications utiles, n'est-il pas permis de les invoquer? S'ils n'ont pas la force d'une disposition légale, ne trouvent-ils pas au moins une sanction dans la conscience d'un juge éclairé qui, lorsqu'il n'aperçoit aucune direction dans la loi, la cherche dans la doctrine? Dans notre ancienne jurisprudence, Beaumanoir, Ayrault, Julius Clarus, Bruneau, Jousse, ont érigé doctoralement en maximes les devoirs du juge dans chaque acte de ses fonctions et les règles qu'il doit suivre. Essayons de reproduire quelques-unes de ces règles qui doivent traverser tous les temps en conservant la même autorité, parce que le magistrat, quelque diverses que soient les lois qu'il applique, a toujours les mêmes devoirs.

Le juge d'instruction a des devoirs généraux comme juge et des devoirs spéciaux comme juge chargé de l'instruction. C'est donc en le considérant sous ce double rapport qu'il faut rechercher les principes qui doivent diriger les fonctions qu'il exerce.

1650. Le juge d'instruction puise dans sa qualité même la première règle de ses pouvoirs: c'est parce qu'il est juge qu'il a été chargé de l'instruction. La loi n'a pas voulu que la direction de la procédure pût appartenir soit à la partie civile, soit à la partie publique; elle n'a pas voulu que les intérêts privés ou les entraînements de la poursuite pussent exercer une influence quelconque sur ses actes. Elle l'a placée tout entière entre les mains d'un magistrat dont l'indépendance est la garantie de toutes les parties, et dont le caractère suppose une appréciation judicieuse de toutes les mesures qu'il ordonne. De ce principe, qui est l'un dcs fondements de notre procédure criminelle, découlent plusieurs corollaires.

Il en résulte, en premier lieu, que le juge ne doit pas s'associer à la poursuite. Le système de notre Code a été, comme on l'a déjà dit, de séparer le droit de poursuite et le droit d'instruire. Le ministère public poursuit, et sa fonction est de requérir les actes de l'instruction; le juge apprécie et statue sur les réquisitions. C'est dans cette double fonction qu'est placée la garantie légale de la justice. Le juge abdiquerait done non-seulement son indépendance, mais son propre pouvoir, s'il se bornait à se joindre à la poursuite et à s'en faire l'instrument; sa fonction est plus haute: il est appelé à en examiner les éléments et apprécier l'utilité des moyens d'instruction qui font l'objet des réquisitions. Ainsi, il demeure toujours juge; il ne peut entraver l'action des parties; mais il la domine et la dirige; il procède aux actes de l'instruction, mais il en apprécie les résultats et les constate; étranger à tous les intérêts qui s'agitent dans le procès, il n'agit que dans le seul intérêt de la justice.

Une autre conséquence du même principe est que, placé entre la partie qui accuse et celle qui se défend, la loi de sa fonction est l'impartialité. On n'entend point parler ici de cette espèce d'impartialité qui rendrait le juge en quelque sorte immobile, partagé qu'il serait entre les imputations de la prévention et les récriminations de la défense. L'impartialité ne nuit point à l'action; elle ne fait que lui assigner le but vers lequel elle doit tendre; elle ne fait que l'animer du désir, non de faire triompher une cause, mais de faire triompher la vérité. Elle suppose cette fermeté d'âme qui pour employer les paroles d'un criminaliste, « ne permet point de transiger avec la justice, et qui, repoussant également les élans d'une fausse pitié et l'impulsion d'une sévérité excessive, n'éprouve, en frappant le crime comme en relevant l'innocence, d'autre sentiment que celui d'avoir fait son devoir1.» Elle suppose encore cette sainte passion de la justice, qui frémit du moindre doute, de la plus légère déviation des faits; qui arrive, à travers les plus minutieuses vérifications, à leur constatation exacte, et qui ne néglige aucune des circonstances qui peuvent influer non-seulement sur leur caractère légal, mais sur leur valeur morale. Elle suppose enfin une exemption complète de toutes les passions, de tous les sentiments, de tous les intérêts qui pourraient, sous quelque rapport que ce soit, altérer l'appréciation du juge *.

1651. Il faut insister sur ce dernier point. Le magistrat sait, en général, se placer au-dessus des passions qui agitent les hommes La pensée des hautes fonctions dont il est revêtu lui donne la force de repousser les suggestions de l'intérêt ou de la vanité, qui pourraient, dans certaines circonstances, égarer ses actes. On peut se défendre des sentiments qui écartent directement du devoir et ne cachent pas où ils mènent. Et cependant Domat disait à ce sujet : « Ce sont ces sortes d'injustices qui sont les plus périlleuses et les plus fréquentes. Il n'est pas facile de s'apercevoir qu'un intérêt secret, une crainte, une espérance et toutes les impressions de cette nature peuvent tourner l'esprit du juge contre la justice 3. » Mais il est plus difficile de résister à certains entraînements qui, sous le voile d'un devoir rigoureusement accompli, parviennent à égarer la volonté la plus pure. L'habitude des affaires criminelles, l'expérience de la perversité humaine, une progressive initiation aux ruses et aux mensonges des prévenus, tout ce milieu de corruption et d'immoralité au milieu duquel ses fonctions le maintiennent sans cesse, éteignent peu à peu dans le juge la croyance aux allégations de la défense et l'idée que la vérité peut s'y rencontrer. Comment ne pencherait-il pas à croire à la sincérité des faits que le ministère public croit et affirme? Comment ne serait-il pas entraîné à suspecter des assertions qui, dans la bouche de plus de moitié des inculpés, se trouvent mensongères? De là cette disposition générale à ne pas accorder la même foi, à ne pas donner les mèmes moyens de vérification aux allegations de la prévention et de la défense, Enfin la société et tous ses intérêts sont d'un côté, et de l'autre il ne voit qu'un inculpé que la prévention frappe déjà de suspicion et dont les moindres contradictions semblent une preuve de sa culpabilité. C'est là le point le plus délicat des fonctions du juge d'instruction; il faut qu'il trouve en lui la force de résister à un légitime entraînement, la patience d'écouter des explications mème incohérentes et contradictoires, la résignation nécessaire pour vérifier des allégations même invraisemblables, mais qui pourraient cependant être vraies. Il ne doit embrasser ni la cause qui se présente devant lui au nom de la société, ni la cause de l'inculpé; il n'a qu'un devoir, c'est la recherche consciencieuse, impartiale de la vérité; c'est la vérification minutieuse de tous les faits, quelle que soit la partie qui les allègue; c'est l'application d'un doute systématique à toutes les assertions qui ne se fondent pas sur de sérieux indices. Ce n'est, en effet, ni un coupable ni un innocent qu'il doit chercher dans l'inculpé, mais la vérité du fait de son innocence ou de son crime1.

1 M. Legraverend, tom. II, p. 24. 2 Jousse, tom. III, p. 577. Harangue de 1671.

1652. Il est surtout une classe d'infractions qui, plus que les autres peut-être, à raison de leur caractère varié et flexible, exigent une étude encore plus attentive. Le juge, quand il instruit une aflaire politique, doit, plus qu'en toute autre matière, faire faire silence dans son esprit à toutes les pensées, à toutes les préoccupations du citoyen; revêtu de sa toge, l'homme a fait place au magistrat; il n'est plus le maître de ses propres idées, il est le ministre de la loi; il doit l'appliquer quelle qu'elle soit, soit qu'il sympathise avec ses dispositions, soit qu'il les blame au fond de sa pensée. Mais il ne doit en faire qu'une juste application: s'il est l'instrument impassible de la loi, il n'est l'instrument d'aucune passion politique; s'il doit faire abstraction de sa propre impulsion, il doit également se placer au-dessus de toute impulsion étrangère à la justice. C'est surtout en cette matière que son indépendance 1 Desquiron, Traité de la preuve, p. 488.

devient une haute et précieuse garantie non-seulement pour les inculpés que des préventions hasardées peuvent atteindre, mais pour l'ordre social lui-même, que la répression n'affermit qu'à la condition d'être juste. Il doit donc redoubler ses soins et ses recherches; car il est plus facile ici de confondre la pensée et l'action, les actes extérieurs que la loi n'atteint pas et ceux qu'elle atteint, les simples tendances et le délit. Il est une belle maxime que le jurisconsulte Modestin appliquait à la poursuite des crimes de lèse-majesté: Hoc crimen à judicibus non in occasionem ob principalis majestatis venerationem habendum est, sed in veritate; nam et personam spectandam esse, an potuerit facere, et an antè quid fecerit et an cogitaverit, et an sanæ mentis fuerit; nec lubricum linguæ ad pænam facilè trahendum est : quanquàm enim temerarii digni pæna sint, tamen ut inanis illis parcendum est, si non tale sit delictum, quod vel in scripturâ legis descendit, vel ad exemplum legis vindicandum est. La sagesse de cette instruction doit en faire une loi pour tous les juges.

1653. Si le juge d'instruction puise dans son seul caractère de juge et dans l'indépendance qui lui est propre des règles générales de conduite, il en trouve de plus spéciales et de plus directes dans la mission spéciale dont il est chargé. Quelle est cette mission? la recherche et la constatation des faits incriminés. Quel est le but qu'elle veut atteindre? la manifestation de la vérité. Enfin, quels moyens doit-elle employer pour y arriver? Les moyens qui sont indiqués par la loi. De là trois règles qui vont être successivement exposées.

La première découle de la nature même de la mission dont le juge est chargé: cette mission étant la recherche des indices et des preuves des délits, il est clair qu'il doit, suivant une ancienne formule, procéder diligemment. Toutes les anciennes ordonnances répètent cette règle. L'ordonnance de 1539, article 139 : « Enjoignons à tous nos juges qu'ils aient à diligemment vaquer à l'expédition des procès criminels, dont nous chargeons leur honneur et conscience. » L'ordonnance de janvier 1560, article 63: << Enjoignons à tous nos juges et hauts justiciers, informer en personne, promptement et diligemment, sans divertir à d'autres actes, les crimes et délits qui seront venus à leur connoissance, 1 L. 7, § 3, Dig. ad leg. Jul, majestatis.

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