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pose de petits poëmes ingénieux sur les marionnettes, sur la guerre des pygmées et des grues; il apprend à louer et à badiner, en latin, il est vrai, mais avec tant de succès que ses vers le recommandent aux bienfaits des ministres et parviennent jusqu'à Boileau. En même temps il se pénètre des poëtes romains; il les sait par cœur, même les plus affectés, même Claudien et Prudence; tout à l'heure en Italie les citations vont pleuvoir de sa plume; de haut en bas, dans tous les coins, sur toutes les faces, sa mémoire est tapissée de vers latins. On sent qu'il en a l'amour, qu'il les scande avec volupté, qu'une belle césure le ravit, que toutes les délicatesses le touchent, que nulle nuance d'art ou d'émotion ne lui échappe, que son tact littéraire s'est raffiné et préparé pour goûter toutes les beautés de la pensée et des expressions. Ce penchant trop longtemps gardé est un signe de petit esprit, je l'avoue; on ne doit pas passer tant de temps à inventer des centons; Addison eût mieux fait d'élargir sa connaissance, d'étudier les prosateurs romains, les lettres grecques, l'antiquité ehrétienne, l'Italie moderne, qu'il ne sait guère. Mais cette culture bornée, en le laissant moins fort, l'a rendu plus délicat. Il a formé son art en n'étudiant que les monuments de l'urbanité latine; il a prix le goût des élégances et des finesses, des réussites et des artifices de style; il est devenu attentif sur soi, correct, capable de savoir et de perfectionner sa propre langue. Dans les réminiscences calculées, dans les allusions heu

reuses,

dans l'esprit discret de ses petits poëmes, je trouve d'avance plusieurs traits du Spectator. Au sortir de l'Université, il voyagea longuement dans les deux pays les plus polis du monde, la France et l'Italie. Il vit à Paris, chez l'ambassadeur, cette régulière et brillante société qui donna le ton à l'Europe; il visita Boileau, Malebranche, contempla avec une curiosité un peu malicieuse les révérences des dames fardées et maniérées de Versailles, la grâce et les civilités presque fades des gentilshommes beaux parleurs et beaux danseurs. Il s'égaya de nos façons complimenteuses, et remarqua que chez nous un tailleur et un cordonnier en s'abordant se félicitaient de l'honneur qu'ils avaient de se saluer. En Italie, il admira les œuvres d'art et les loua dans une épître', dont l'enthousiasme est un peu froid, mais fort bien écrit. Vous voyez qu'il eut la culture fine qu'on donne aujourd'hui aux jeunes gens du meilleur monde. Et ce ne furent point des amusements de badauds ou des tracasseries d'auberge qui l'occupèrent. Ses chers poëtes latins le suivaient partout; il les avait relus avant de partir; il récitait leurs vers dans les lieux dont ils font mention. « Je dois << avouer, dit-il, qu'un des principaux agréments que

1. A lord Halifax, 1701.

2.

Renowned in verse each shady thicket grows
And every stream in heavenly numbers flows....
Where the smooth chisel all its force has shown,
And softened into flesh the rugged stone,
Here pleasing airs my ravisht soul confound
With circling notes and labyrinths of sound.

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j'ai rencontrés dans mon voyage a été d'examiner « les diverses descriptions en quelque sorte sur les « lieux, de comparer la figure naturelle de la contrée << avec les paysages que les poëtes nous en ont tra<«< cés'. » Ce sont les plaisirs d'un gourmet en littérature; rien de plus littéraire et de moins pédant que le récit qu'il en écrivit au retour'. Bientôt cette curiosité raffinée et délicate le conduisit aux médailles. « Il y a une parenté, dit-il, entre elles et la poésie, car elles servent à commenter les anciens auteurs; telle effigie des Grâces rend visible un vers d'Horace. Et à ce sujet il écrivit un fort agréable dialogue, choisissant pour personnages des gens bien élevés, « versés dans les parties les plus polies du savoir, « et qui avaient voyagé dans les contrées les plus « civilisées de l'Europe. » Il mit la scène « sur « les bords de la Tamise, parmi les fraîches brises qui s'élèvent de la rivière et l'aimable mélange d'ombrages et de sources dont tout le pays <«< abonde3; >> puis, avec une gaieté tempérée et douce,

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1. I must confess it was not one of the least entertainments that I met with in travelling, to examine these several descriptions, as it were, upon the spot, and to compare the natural face of the country with the landscapes that the poets have given us of it. 2. Remarques sur l'Italie.

3. They were all three very well versed in the politer parts of learning, and had travelled into the most refined nations of Europe....

Their design was to pass away the heat of the summer among the fresh breezes that rise from the river, and the agreable mixture of shades and fountains, in which the whole country naturally abounds.

il s'y moqua des pédants, qui consument leur vie à disserter sur la toge ou la chaussure romaine, mais indiqua en homme de goût et d'esprit les services que les médailles peuvent rendre à l'histoire et aux beaux-arts. Y eut-il jamais une meilleure éducation pour un lettré homme du monde? Depuis longtemps déjà il aboutissait à la poésie du monde, je veux dire aux vers corrects de commande et de compliment. Dans toute société polie on recherche l'ornement de la pensée; on lui veut de beaux habits rares, brillants, qui la distinguent des pensées vulgaires, et pour cela on lui impose la rime, la mesure, l'expression noble; on lui compose un magasin de termes choisis, de métaphores vérifiées, d'images convenues qui sont comme une garde-robe aristocratique dont elle doit s'empêtrer et se parer. Les gens d'esprit y sont tenus d'y faire des vers et dans un certain style, comme les autres y sont tenus d'y étaler des dentelles et sur certain patron. Addison revêtit ce costume et le porta avec correction et avec aisance, passant sans difficulté d'une habitude à une habitude semblable et des vers latins aux vers anglais. Son principal morceau, la Campagne', est un excellent modèle de style convenable et classique. Chaque vers est plein, achevé en lui-même, muni d'une antithèse habile, ou d'une bonne épithète, ou d'une figure abréviative. Les pays y ont leur nom noble : l'Italie s'appelle l'Ausonie, la mer Noire s'ap

1. Sur la victoire de Blenheim.

LITT. ANGL.

III

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pelle la mer Scythique; il y a des montagnes de morts et un fracas d'éloquence autorisé par Lucien; il y a de jolis tours d'adresse oratoire imités d'Ovide; les canons sont désignés par des périphrases poétiques comme plus tard dans Delille'. Le poëme est une amplification officielle et décorative semblable à celle que Voltaire arrangea plus tard sur la victoire de Fontenoy. Addison fit mieux encore : il composa un opéra, une comédie, une tragédie fort admirée sur la mort de Caton. Ces exercices furent partout, au siècle dernier, un brevet d'entrée dans le beau style et dans le beau monde. Au sortir du collége, un jeune homme, du temps de Voltaire, devait faire sa tragédie, comme aujourd'hui il doit écrire un article d'économie politique; c'était la preuve alors qu'il pouvait causer avec les dames, comme c'est la preuve aujourd'hui qu'il peut raisonner avec les hommes. Il apprenait l'art d'égayer, de toucher, de parler d'amour; il sortait ainsi des études arides ou spéciales; il savait choisir parmi les événements et les sentiments ceux qui peuvent intéresser ou plaire; il était capable de tenir sa place dans la bonne compagnie, d'y être quel

1.

With floods of gore.... the rivers swell....
Mountains of dead.

Rows of hollow brass

Tube be hind tube the dreadfal entrance keep,

Whilst in their wombs ten thousand thunders sleep....
....Here shattered walls, like broken rocks, from far

Rise up in hideous views, the guilt of war;

Whilst here the vine o'er hills of ruin climbs

Industrious to conceal great Bourbon's crimes.

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