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n'osant attribuer à des dieux justes et sages les désordres de sa patrie, il voulut détrôner une Providence qui sembloit abandonner le monde aux passions de quelques tyrans ambitieux. Il emprunta sa philosophie aux écoles d'Épicure; et, maniant un idiome rebelle, qui, né parmi les pâtres du Latium, s'étoit élevé peu à peu jusqu'à la dignité républicaine, il montra dans ses écrits plus de force que d'élégance, plus de grandeur que de goût. Ce n'est pas que ce dernier mérite lui soit absolument étranger; il n'exagère jamais les sentimens ou les idées, comme Lucain; il ne tombe point dans l'affectation, comme Ovide: ces défauts, les pires de tous, ne sont point ceux de l'époque où il écrivoit; les siens sont plus excusables. Il n'a point connu cet art, qui fut celui des écrivains du siècle d'Auguste; cet art difficile d'offrir une succession de beautés variées,

de réveiller, dans un seul trait, un grand nombre d'impressions, et de ne les épuiser jamais en les prolongeant : il ne connut point enfin cette rapidité de style, qui abrége et développe en même temps.

Mais si nous examinons ses beautés, que de formes heureuses, d'expressions créées, lui emprunta l'auteur des Géorgiques! Quoiqu'on retrouve dans plusieurs de ses vers l'âpreté des sons étrusques, ne fait-il pas entendre souvent une harmonie digne de Virgile lui-même ? Peu de poètes ont réuni à un plus haut degré ces deux forces dont se compose le génie, la méditation qui pénètre jusqu'au fond des sentimens ou des idées dont elle s'enrichit lentement, et cette inspiration qui s'éveille à la présence des grands objets. En général, on ne connoît guère de son poëme que l'Invocation à Vénus, la prosopopée de la nature sur

la mort, la peinture énergique de l'Amour et celle de la Peste. Ces morceaux, qui sont les plus cités, ne peuvent donner une idée de tout son talent. Qu'on lise son cinquième chant sur la formation de la société, et qu'on juge si la poésie offrit jamais un plus riche tableau. M. de Buffon en développe un semblable dans la septième des époques de la nature. Le physicien et le poète sont dignes d'être comparés : l'un et l'autre remontent au-delà de toutes les traditions; et, malgré ces fables universelles, dont l'obscurité cache le berceau du monde, ils cherchent l'origine de nos arts, de nos religions et de nos lois : ils écrivent l'histoire du genre humain avant que la mémoire en ait conservé des monumens des analogies, des vraisemblances les guident dans ces ténèbres; mais on s'instruit plus en conjecturant avec eux, qu'en parcourant les annales

des nations. Le temps, dans ses vicissitudes connues, ne montre point de plus magnifiques spectacles que ce temps inconnu dont leur seule imagination a créé tous les événemens.

J'oublie trop long-temps que je dois comparer Lucrèce à Pope : cette comparaison est difficile. Le genre des épîtres de Pope admet tous les tons : le ton de Lucrèce est toujours élevé. L'un converse de philosophie avec son ami; l'autre interrompt souvent la méthode didactique pour s'abandonner à son enthousiasme. La profondeur, la marche, l'enchaînement des idées, l'utilité du système, voilà le mérite de Pope : il manque presque totalement à Lucrèce; mais celui-ci, dans quelques descriptions, dans quelques morceaux de morale qu'on peut rapprocher de l'auteur moderne, montre une âme plus forte, une imagination plus abondante, une disposi

tion plus naturelle aux mouvemens de la haute poésie. Pope est un de ces esprits excellens, qui s'enrichissent de tous les préceptes, de tous les exemples; qui, aux dons naturels, ajoutent sans cesse les observations de l'étude; qui savent fortifier cet instinct, guide invisible du talent, par des poétiques réfléchies ; et qui, mesurant leur marche, évitent enfin le mélange monstrueux des beautés et des défauts, caractère du génie brut, abandonné sans règle à lui-même. Lucrèce est un de ces hommes rares, que la nature ne semble avoir fait naître que pour observer et célébrer ses merveilles on voit que partout où elle auroit déployé à ses yeux de grands spectacles, sans autre modèle qu'elle-même, il auroit chanté malgré

lui.

Il ne faut pas quitter Rome sans parler d'Horace. Quoiqu'il n'ait point

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