Page images
PDF
EPUB

propre désordonné veut tout envahir. Les excès de la corruption ramènent aux premières lois de la morale. Chacun fait le sacrifice d'une partie de sa liberté pour conserver l'autre. L'amour-propre, jugeant qu'il ne peut être heureux seul, cherche son bonheur dans le bonheur d'autrui. L'amour social naît donc de l'amourpropre ; et ces deux amours s'unissent pour le bonheur du monde.

Il me semble que le plan de cette épître est le plus heureux : les pensées, les sentimens et les images s'y succèdent et s'y mêlent habilement : ce n'est que par le choix et la variété des tableaux, par la perfection des détails, et surtout par le secret si peu connu de renfermer dans un cadre étroit une multitude d'idées et de sensations, qu'on peut suppléer au défaut d'action du poëme didactique. Il faut souvent animer la monotonie de la marche

par

!

des mouvemens imprévus et pourtant naturels, qu'il ne faut pas confondre avec ces apostrophes entassées sans choix et sans mesure, ces secousses fatigantes, ces passages brusques d'un ton à un autre, ces cris exagérés d'un homme en délire, dont les mauvais écrivains couvrent leur impuissance. L'auteur peut jeter, à travers les descriptions et les préceptes, quelques scènes dramatiques, en inventant d'heureux épisodes, en personnifiant des êtres inanimés, en se plaçant lui-même avec réserve au milieu de ses tableaux. Quoique ce genre d'ouvrage n'exige pas les grandes créations nécessaires à l'épopée et à la tragédie, c'est peut-être celui de tous qui demande le plus de perfection dans le talent. On ne sauroit le bien traiter qu'à cet âge où l'expérience et le travail ont fécondé les dons de la nature, où l'on peut étendre et ramasser ses forces à son gré, où l'on

domine enfin tout son génie. Cependant Pope a commencé sa carrière par un poëme didactique du premier ordre, l'Essai sur la Critique, qu'il fit paroître à vingt-cinq ans. Il approfondissoit dans la jeunesse les principes du goût, et destinoit à l'âge mûr l'étude de la mo rale: noble et digne emploi de la vie! Cet homme illustre a nourri son âme de tout ce qu'il y a de bon et de beau; il ne s'est presque occupé qu'à peindre le charme des arts et de la vertu.

Nous avons vu que l'homme est né pour la société. Quel genre de bonheur peut-il y trouver? C'est le sujet de la quatrième épître.

Dieu est juste: il doit avoir préparé un bonheur égal pour tous les individus. Les dignités, les talens, les richesses diffèrent; ce n'est donc point dans ces avantages extérieurs qu'il est placé; il doit se trouver au dedans de nous et dans la seule vertu.

[ocr errors]

le

Ce fond ne présente peut-être, au premier coup d'œil, que des déclamations et des lieux communs : Pope a su les éviter; il rajeunit avec art ces maximes philosophiques, tant de fois employées par les bons et les mauvais écrivains, sur la fortune, la noblesse et la renommée. Jamais il n'a mieux montré cet art dont a depuis hérité le plus grand poète de notre siècle, l'art d'allier tous les tons, de briller par contraste ingénieux, le rapprochement inattendu des idées qui semblent le plus s'éloigner. On le voit passer tour à tour de la grandeur à la familiarité, de l'énergie à la douceur, de l'enjouement à la sensibilité. Pope laisse échapper dans cette épître, en parcourant les diverses conditions de la vie humaine, des traits énergiques ou légers de ce talent qu'il avoit reçu pour la satire; arme utile et honorable, quand on la dirige contre des préjugés

nuisibles et les ridicules généraux de la société. Mais bientôt, fatigué du spectacle des travers et des vices, il rentre dans son âme pour y chercher les sources des vraies jouissances et les règles des mœurs. Il répand dans son style des couleurs plus douces et plus aimables; il rappelle le souvenir de sa mère et de ses amis. On aime à croire qu'en chantant le bonheur, il trouvoit le sien dans l'espoir d'immortaliser les noms qu'il chérissoit. C'est là que Pope a jeté cette belle maxime, développée par J. J. Rousseau : « Le mal » est l'ouvrage du méchant, et non >> celui du Créateur. » Mais elle est plus ancienne que l'Émile et l'Essai sur l'Homme. On lit, dans un hymne grec, attribué au philosophe Cléanthe : « Ju

>>

piter, tout émane de toi, hormis le » mal qui sort du cœur du méchant. » Si l'Etre suprême est sensible à nos hommages, jamais les temples que lui

« PreviousContinue »