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tels; mais cependant il pouvait aussi ne pas écrire; quelques légères circonstances suffisaient pour ne pas lui en inspirer la volonté. Voltaire, officier, abbé, ou conseiller au parlement, pouvait être l'amant d'une jolie femme qui n'aurait pas aimé les vers, et nous n'aurions ni la Henriade ni tant d'autres chefsd'œuvres ; il fallait qu'il fût persécuté : et pourquoi le fut-il? Si des causes semblables peuvent influer sur la destinéè primitive, je ne reconnais pas sa puissance; mais la raison éclaira Voltaire sur ce qu'il pouvait, et il le voulut.

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On me dira: un oiseau a aussi sa volonté. Oui, il a celle de manger du grain, il faut qu'il ait cette volonté ; mais il ne pourra vouloir manger un pâté d'anguilles. Il n'a pas en lui cette suite d'idées réfléchies qui pourraient lui donner une volonté indépendante de la nature de son être. Un chien lit dans les yeux de son maître, mais il y cherche ce qui est nécessaire à la conservation de son existence; il sent que pour être nourri par lui, il faut lui plaire, mais il ne va pas audelà. Le chien sauvage est libre de chasser ou de ne pas chasser, mais il faut qu'il ait les ruses, le nez et la volonté d'un chien de chasse; je vois pour le chien qui vit dans les bois une destinée inévitable, mais elle n'existe

pas pour l'homme. Il n'y a pour lui de nécessaire que ce qui est juste. Epicure luimême, dans un systême qui suppose un enchaînement inséparable de causes et d'effets, voulant cependant prouver l'existence de la volonté particulière et ne la trouvant pas dans ses principes, la cherche hors de son systême en ajoutant une conséquence possible à ses résultats connus il imagina la déclinaison des atômes pour arracher, pour ainsi dire, au destin cette liberté dont il regrettait de le rendre le maître.

Plutarque compare le destin à une loi civile qui prescrit, non pas toutes, mais le plus grand nombre d'actions qu'il faut faire ou éviter, et qui ensuite embrasse dans ses dispositions tout ce qui peut être utile. C'est ainsi que la destinée ferait le bonheur de l'humanité; mais c'est aux hommes à l'obtenir et à le mériter: quand on a tout fait pour s'en rendre digne, on peut s'en reposer sur elle; quelquefois elle récompense et toujours elle console.

Juvénal dit qu'elle n'est qu'une puissance occulte et merveilleuse qui régit l'univers. Anne aliud quam Sidus et occulti miranda potentia fati?

Mais ailleurs il ajoute,

Si consilium vis

Permittes ipsis expendere numinibus, quid

Conveniat nobis, rebusque sit utile nostris :
Nam pro jucundis aptissima quæque dabunt di.
Carior est illis homo quam sibi.....

Au reste, toutes les discussions sur le destin, considéré comme puissance isolée et indépendante de la volonté divine, ramènent toujours à cet axiôme : « Il y a des choses qu'il «< faut savoir ignorer, parce qu'il est inutile de << vouloir les connaître; » et il vaut mieux se presser de le dire que de perdre du tems à le prouver (*).

(*) Je n'ai jamais mieux senti qu'en parlant du destin, pourquoi les métaphysiciens, lorsqu'ils traitent des questions de cette nature, emploient un langage si obscur et si ténébreusement éclairci par une foule de divisions abstraites, de principes qu'on ne conçoit pas, de conséquences si affirmatives et cependant si douteuses, de mots insignifiants dont les définitious mêmes exigent des mots nouveaux ; c'est que s'ils voulaient être clairs et précis, on s'apercevrait bientôt qu'après avoir parlé long-tems il ne reste pas une idée nette de leurs diffuses explications: ils se consolent d'être inintelligibles par le plaisir de paraître profonds or puisqu'il est impossible sur des matières semblables, de dire quelque chose, même dans de longs discours, il est encore plus sage de n'en rien dire en peu de mots.

Heaven from all creatures hides the Book of fate
All but the page prescrib'd, their present state.

J'ai quelquefois perdu mon tems à lire des ouvrages

Je ne suis pas encore persuadée, me dit Fatalita; que peuvent d'aussi faibles raisonnemens contre une opinion dont tous mes malheurs attestent la réalité? Je conviens que j'ai peut-être donné une trop grande latitude à l'influence de la destinée; mais, puisque j'en fus la victime, ne m'est-il pas permis de croire que mon existence entière en est la preuve?

Pourquoi si l'homme est libre a-t-il tant de faiblesse?
Que lui sert le flambeau de sa vaine sagesse?

Il le suit et s'egare; et toujours combattu,
Il embrasse le crime en aimant la vertu.

J'ai mille fois reconnu l'empire de la destinée; et, lorsque ma raison hésite ou s'en afflige, mes souvenirs me rassurent et me consolent.

Que peut-on répondre à celle qui, dès le premier jour de sa vie, en ressentit le pou

estimés, sur le destin, et j'aurais pu tout comme un autre m'étendre sur le contingent possible et le nécessaire possible, et rappeler l'argument oiseux des stoïciens, etc. (5); mais au bout de tout cela il fau- . drait toujours en revenir à l'axióme cité ci-dessus.

Tous les moralistes ont parlé du destin, les uns pour prouver qu'il existe, les autres qu'il n'existe pas, et tous veulent avoir raison; ce que j'en ai dit ne prouve rien, et il me semble que cela touche au même but. C'est le rocher de Sisyphe.

voir? Oui, monsieur, dès le premier jour! C'est de cette époque que datent les témoignages réels qui constatent l'évidence de mon opinion sur la fatalité: vous allez en juger. Je vous ai promis la plus grande franchise et vous ne verrez dans mes récits que des fautes à éviter, et non pas des préceptes à suivre; mais la sensibilité est une mer orageuse, célèbre par des naufrages : il ne suffit pas d'en connaître les ports, les rades hospitalières, et j'en indique les écueils.

Vous me direz que mon âge en m'éloignant des tems dont je vais parler me prescrit d'en parler avec la gravité convenable; mais croyez que le regret même des fautes doit en avoir le langage pour en devenir la leçon. Les pallier, n'est pas les avouer; les excuser, n'est plus s'en repentir. Dailleurs l'histoire de mes ́ faiblesses ne pourra effaroucher la sévère décence. J'ose espérer qu'on verra toujours la leçon de la modestie à côté du danger qui l'épouvante, mais jamais cette immoralité qui offense la vertu, en voulant faire pardonner le vice; et comme vous l'avez déja dit ne vaut - il pas mieux que la fille jeune et timide soit trop tôt avertie par mes fautes que trop tard par les siennes?

Je pense qu'il faut, pour suivre avec courage le projet de tout dire quand on a tout

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