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Il est bon de vous prévenir aussi que les citations de vers que je me permettrai, suivant mon usage, en vous rappelant les discours de Pysias, ne sont pas de lui; il avait le tact trop simple, trop pur, pour aimer ces ornemens ridicules qui n'annoncent que la faiblesse des moyens dans ceux qui, comme moi, les multiplient, et qui ne paraissent, aux yeux de l'homme de goût, que des paillettes brillantes sur une étoffe grossière, et qui la rendent plus désagréable encore. Mais vous m'avez par donné ce tort depuis que vous savez que je suis votre Léontium, et vous me permettez aussi d'interrompre de même ce que vous dites; je vous en témoigne ma reconnaissance en en abusant: c'est assez ordinairement ce qui résulte de l'indulgence, sur-tout de celle qu'on a pour mon sexe. A mon âge on peut convenir de ses fautes, et c'est encore une manière d'en jouir.

Quant à Ophionaï, il ne citait jamais de vers, parce qu'il ne les aimait pas ; il n'en lisait jamais, parce qu'ils ne plaisent qu'aux hommes sensibles; et il n'en fesait pas, becould he

couldt not.

Je suis persuadé que vous entendrez avec plaisir ce que je vous dirai de Pysias et ce qu'il dit à ce dîner: ses principes étaient les mêmes que les vôtres; et l'amour de soi, considéré relativement au sentiment et à la raison, lui

paraissait, comme à vous, la base primitive et générale sur laquelle tout s'appuie, d'où tout naît, et qui donne à tout la chaleur, le mouvement et la vie. C'est cette ressemblance de son opinion à la vôtre qui ajoute à mon attention en vous écoutant, et à la persuasion que je commence à éprouver. En vous rappelant ce qu'il a dit, je crois vous entendre encore. Le souvenir de ses torts avec moi se mêle à celui de mes torts avec vous, et produiront peut-être dans mon cœur le repentir, qui vaut mieux, même à mon âge, que l'oubli de mes fautes. Je reviens à Ophionaï.

Parens, amis, continua-t-il, tout le monde m'a trompé, et je suis las de l'être. Sans un peu de philosophie, la vie serait insupportable. Qu'éprouve-t-on? le chagrin quand on réfléchit, l'ennui quand on se console.

J'ai voulu éclairer les hommes, (*) ils m'ont dit des injures. Quand la vérité les étonne, ils se fâchent; pour leur plaire, il faudrait les flatter souvent et les égarer toujours; montrez-leur un abîme, ils vous demandent des \ fleurs; rassurez-les, ils tremblent; effrayezles, ils deviennent stupides; ils yeulent sans

(*) Les éclairer ! oui, comme Diagore, en les précipitant dans la nuit effrayante et horrible de l'in certitude.

cesse être émus, mais jamais instruits: sots ou furieux, ils ignorent ou ils mordent. "

Ignorantur enim quæ sit natura animaï Je les a toujours méprisés; ce n'est pas assez, il faut les haïr. Chacun parle du bonheur, le cherche et croit l'avoir trouvé quand il l'a défini; mais quelle est sa nature? On me répond des formules, des maximes, des inscriptions antiques ou des chansons de table, et je demande encore: Qu'est-ce que le bonheur?

par

L'un me dit: Soyez riche, beau, jeune, aimez, portez-vous bien; mais la satiété suit les jouissances du luxe, et l'ennui est toujours sur les traces du plaisir qu'à peine on a le teins de souhaiter. Je suis laid, vieux; je ne puis aimer et je digère mal. Enfin supposons un homme qui réunisse toutes ces qualités, serat-il heureux? Non, il faut encore qu'il ait toutes les vertus. Eh bien, soit, il les a; son bonheur est-il assuré? Non, car il ne desirerait plus rien et s'affligerait de tout, puisqu'il serait entouré de méchans, de perfides et d'ingrats.

Voilà le point où abordent toutes les discussions sur le bonheur : la pensée le crée et la réflexion le détruit. Il n'existe donc pas, puisque tous les efforts de l'imagination la plus exaltée, fussent - ils réalisés, n'aboutiraient qu'à faire un infortuné de plus.

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Au reste, je ne crois pas qu'il existe sur la terre un mortel plus malheureux que moi. Pysias, envoyez-moi de ces foies d'oies; ils sont excellens. J'admire Caton, je suis fâché de ne pouvoir l'imiter. J'ai vécu soixante ans et je ne sais pas mourir; cela est honteux : je voudrais qu'un ami, s'il en est encore, eût mis par charité un peu d'opium et de cigüe dans mon verre. En même tems il avalait un grand verre de Chambertin, et croyait avoir parlé comme Socrate."

Disant ces mots, son génie altéré
Humait un vin qui, d'ambre coloré,
Sentait encor la grappe parfumée
Dont fut pour nous la liqueur exprimée.

Il faut aimer, lui dit Pysias. La haine creuse la vie; tâchons de la remplir au moins d'illusions puisqu'elles occupent.

Heureux, s'écria Ophionaï, ceux qui en ont de douces! elles ont été cruelles celles qui ont bercé mon imagination, cette ennemie naturelle du genre humain ; mais comment l'endormir, l'alimenter ou la détruire? Voilà le problême. C'est elle qui nous persuade que nous avons besoin d'aimer, et pour lui prouver le contraire, il ne suffit pas d'avoir tout aimé, il faut hair le dégoût anéantit le plaisir et jamais l'espérance. J'ai tout essayé, tout vu,

tout tenté, et j'ai usé la vie sans effleurer même le bonheur.

If then to all men happiness was meant
God in externals could not place content.

J'ai voulu aimer les arts, mais il faut les aimer sans le vouloir pour savoir en juger, et sur-tout en jouir. Ma galerie est remplie des plus belles statues, des tableaux les plus estimés; quand je la traverse seul, je ne les regarde pas. J'ai des chevaux excellens, mais ai-je jamais le plaisir d'être pressé d'arriver où je veux aller? pour me servir de l'expression de Marc Antonin, je ne suis plus qu'une ame qui promène un mort. D'ailleurs l'usage heureux des biens est ce qui constitue le charme de la propriété ; qu'y a-t-il dans tout ce que je possède qui soit véritablement à moi? Mon hôtel est magnifique, et l'appartement que j'occupe est le seul qui me plaise sans doute l'ennui le préfère aussi, car je l'y trouve toujours. Nul dégoût n'est renfermé en lui-même pour l'homme riche et fatigué de tout; on éprouve l'ennui quand on le craint, et on le craint toujours quand on l'éprouve souvent: il s'attache à la richesse, c'est un serpent dans un vase d'or. J'acheterais avec joie des privations. Je suis né sans goût pour tous les arts agréables, je ne les regarde que comme de très-faibles imita

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